Nipponia nippon, c’est le nom savant d’une espèce d’ibis, qui ne vit qu’en Chine et au Japon. Sauf qu’au Japon ces oiseaux se sont éteints en 1998. Les autorités ont alors décidé de faire venir quelques spécimens de Chine, élevés dans le Parc aux ibis de Niibomura, sur l’île de Sado, afin de réimplanter l’espèce. Et ça marche. Quelques petits sont nés. Mais rapidement se pose un grave problème d’Etat, quelle est la nationalité de ces ibis : japonaise ou chinoise ? Cela peut paraître absurde, mais, les rapports entre les deux voisins ayant toujours été plutôt hostiles, cette affaire devient un symbole.
Tout cela intéresse Tôya Haruo, un garçon de 17 ans qui vit "en exil" à Tokyo parce qu’il a été chassé de sa ville natale, tout au nord, pour avoir harcelé, épié, violé l’intimité et le journal de Sakura, sa condisciple au collège, qui l’a toujours repoussé. Il a même été jusqu’à dénoncer sa liaison avec un prof de maths, provoquant, à terme, le suicide de la malheureuse. Haruo est un petit salopard, qui méprise ses parents, restaurateurs de soba, mais vit à leurs crochets. Menteur, violent, asocial, fainéant, il ne suit pas d’études, abandonne vite son travail dans une pâtisserie, où il s’est fait détester de tous. Parfait geek, il passe sa vie sur le Net. C’est comme ça qu’il s’est passionné pour cette histoire d’ibis, qui tourne à l’obsession. Sans doute parce que son matronyme, Tôya, commence par la même syllabe que toki, le nom du grand ibis en japonais. Une évidence s’impose à lui, il faut qu’il fasse quelque chose. Les libérer, les sauver, les abattre ?
En vrai psychopathe, sortant enfin de sa léthargie, il va passer six mois en préparatifs. Il attend ses 18 ans, obtient son permis de conduire, s’achète un taser avec lequel il commet des agressions. Et puis, le 13 octobre 2001, il passe à l’acte. Il se rend en train jusqu’à la côte où il fait la connaissance d’une ado, Fumio, en fugue jusqu’à Sado pour y honorer la mémoire de son petit frère, mort par sa faute. Un peu paumée, Haruo la prend sous sa protection, et c’est le seul moment du roman où il est presque sympathique. Enfin, le lendemain, de nuit, le voyou s’introduit dans la cage des ibis, pour s’attaquer à Yû-yû, un jeune mâle "chinois", qu’il a décidé de supprimer. Mais tout dérape.
Avec une minutie et une distance "cliniques", Abe Kazushige raconte son histoire du point de vue du "héros", presque dans sa tête, sans aucun jugement apparent. Paru à l’origine en 2004, Nipponia nippon est l’un de ces romans emblématiques qui dépeignent le profond mal-être d’une partie de la jeunesse japonaise et son addiction pathologique au tout technologique. Glaçant. Jean-Claude Perrier