Mœurs

La littérature, la morale et les juges

La littérature, la morale et les juges

L’Immoralité littéraire et ses juges, paru chez Hermann en octobre, propose une relecture de la notion d’immoralité qui a tant opposé les lettres et les moeurs. Car, « de la Renaissance à nos jours, critiques et censeurs ont jugé certains textes littéraires comme immoraux ».

Les éditions Hermann ont confié une collection intitulée « Des morales et des œuvres » au professeur Jean-Charles Darmon. Celui-ci enseigne à l’École normale supérieure, dont il a été directeur adjoint. Il dirige par ailleurs, depuis sa création, le Centre de recherche sur les relations entre littérature, philosophie et morale.

Et, c’est dans la collection de Jean-Charles Darmon que vient de paraître un volume collectif sur L’Immoralité littéraire et ses juges. Il s’agit là d’un livre que Jean-Charles Darmon a codirigé avec Jean-Baptiste Amadieu, dont j’ai souvent évoqué les travaux dans le cadre de cette chronique. Rappelons que Jean-Baptiste Amadieu est chercheur au CNRS, où il étudie la littérature française des XIXe et XXe siècles, dans ses rapports avec le droit, la morale et la religion.

Quant à Philippe Desan, la troisième partie prenante de cette affaire de morale et de littérature, il est professeur de littérature française et d'histoire culturelle à l'université de Chicago. Jean-Philippe Desan dirige notamment la revue Montaigne Studies et a reçu en 2015 un Grand Prix de l'Académie française pour ses travaux sur Montaigne.

L’oeuvre commune de ce trio, L’Immoralité littéraire et ses juges, propose une relecture, sur la longue durée, de la notion d’immoralité qui a tant opposé les lettres et les moeurs. Car, « de la Renaissance à nos jours, critiques et censeurs ont jugé certains textes littéraires comme immoraux ». 

L'esprit et la loi

Selon ses parrains, ce travail ne peut « se limiter à une démarche littéraire », puisque la question de l’immoralité « s'arrime à des débats intellectuels sur le bien-fondé de la morale, sur la part d'autonomie de l'art, sur la psychologie du public, sur la légitimité des tribunaux à prononcer des sentences sur les oeuvres de l'esprit, sur la neutralité de l'autorité politique à l'égard des convictions éthiques - autant de questions toujours discutées ».

Un colloque international qui s’est tenu à la Sorbonne est à l’origine de cette publication. J’y ai participé par le biais d’une table-ronde sur "L’Immoralité littéraire à l’épreuve des tribunaux", au cours de laquelle j’ai abordé plusieurs affaires que j’ai plaidées et concernant notamment les livres de Lalie Walker et de Louis Skorecki. Revenons sur cette dernière affaire, révélatrice des rapports entre morale et création littéraire.

Le journaliste Louis Skorecki a en effet signé un ouvrage intitulé Il entrerait dans la légendepublié par les Editions Léo Scheer en 2002 qui a défrayé la chronique judiciaro-littéraire. Il s’agissait du premier roman de Louis Skorecki, alors critique à Libération, et qui avait précédemment écrit deux ouvrages consacrés au cinéma. 

Il entrerait dans la légende contient 303 parties découpées en de très courts chapitres, retrace le cheminement d’un serial killer imaginaire « que l’amour absolu des femmes et des petites filles pousse au crime dans l’espoir de les préserver dans la beauté ». La recherche artistique et stylistique a été soulignée par de nombreuses recensions émanant de critiques littéraires. Le découpage minutieux, quasiment obsessionnel de chaque scène, et la thématique de cette œuvre sont proches de l’ouvrage Les 120 journées de Sodome du Marquis de Sade. 

Promouvoir sa façon de penser

L’association "Promouvoir", qui promeut "les valeurs judéo-chrétiennes et de la famille" en se positionnant du côté d'un cathloicisme intégriste, a fait citer Léo Scheer devant le Tribunal correctionnel de Carpentras, un choix géographique peu innocent, au vu des résultats électoraux de l’extrême-droite dans la région... Le fondement juridique de cette action reposait sur l'article 227-24 du nouveau Code pénal punissant « le fait de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit, et quel qu'en soit le support, un message à caractère violent ou pornographique (...) susceptible d'être vu ou perçu par un mineur

Le procès de Carpentras a été initié par André Bonnet, président de l’association Promouvoir, qui s’est fait connaître en obtenant du Conseil d’Etat l’interdiction du film Baise-moi. André Bonnet a par ailleurs été candidat du M.N.R. (Mouvement national républicain, fondé par un ex-FN, Bruno Mégret) aux élections locales. Lors de l’audience, il a sollicité, pour lui et deux autres plaignants, la somme de 60000 euros en réparation du préjudice qu’auraient subi leurs enfants en étant possiblement exposés au roman de Louis Skorecki. 

Le procureur de la République a accusé Léo Scheer d’avoir violé l’article 227-24 du Code Pénal. Et le jugement a condamné l’éditeur à une peine de prison avec sursis.

Caractère violent

Les juges de première instance ont retenu une argumentation qui fait frémir  « En l'espèce, l'ouvrage litigieux est un monologue d'un tueur en série, principalement  de femmes, et surtout de fillettes. Il n'est qu'une succession ininterrompue de scènes décrites avec une extrême crudité, de meurtres sauvages, avec recours délibéré à la violence gratuite, et des sévices sexuels, en particulier sur de jeunes enfants, peu important les intentions de l'auteur quant au genre littéraire recherché. Les passages relevés par le Tribunal suffisent à démontrer le caractère violent et/ou pornographique des messages véhiculés par l'ouvrage. Celui-ci, destiné à un public adulte, a été diffusé sans aucune précaution ou avertissement ; au contraire, la couverture blanche et sobre évoque plutôt une collection littéraire classique et ne laisse pas présager de son contenu. L'élément moral du délit est quant à lui constitué par la seule conscience de diffuser un message violent ou de caractère pornographique accessible à un mineur.» 

Cette décision a été - et c‘est heureux - entièrement infirmée par la Cour d’appel de Nîmes.

Relevons toutefois que, à sa sortie, l’ouvrage de Louis Skorecki a été également inquiété sur le fondement de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Cette loi, qui a notamment frappé les livres de Pierre Guyotat, William Burroughs ou Georges Bataille, permet de sanctionner les œuvres « présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique ». 

Préoccupation contemporaine

Il entrerait dans la légende a ainsi fait l’objet d’une enquête des services de la police judiciaire parisienne pour « apologie de crimes » (en l’occurrence assassinat et pédophilie), ainsi que pour violation de l'article 227-23 du code pénal, qui vise « le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image d’un mineur lorsque cette image présente un caractère pornographique ». Ce texte, qui concerne le trafic d’images à caractère pédophile, a été soufflé au parquet de Paris par la Fondation pour l’enfance ; et ce alors qu’Il entrerait dans la légende est un roman, qui ne comporte aucune illustration, dessin ni photographie…

Là encore, le livre de Louis Skorecki a échappé au pire.

L’ordre moral est-il bel et bien de retour ? Les déboires de Louis Skorecki attestent que la police et la justice sont en tout cas toujours prêtes à l'accueillir. Le thème du volume relatif à L’Immoralité littéraire et ses juges est donc non seulement passionnant pour l’histoire littéraire, politique et sociale, mais témoigne aussi d’une préoccupation très contemporaine.
 

Les dernières
actualités