C'était en 1981, au siècle dernier. Deux démographes, deux intellectuels, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, avaient entrepris de cartographier la France pour mettre en évidence son aspect composite, cet entrelacs particulier de cultures qui en fait une exception historique. Trente ans plus tard, revoici les cartes. Elles sont nouvelles pour ce qui concerne le monde ouvrier ou le vote en faveur du Front national. Les commentaires aussi sont nouveaux, évidemment. Et on voit que la France n'a cessé de refaçonner cette hétérogénéité que d'aucuns voudraient contester au nom d'une homogénéité fantasmatique.
L'avant-propos à cet atlas en forme d'essai ou de cet essai validé par un atlas est en soi un manifeste pour ce pays qui s'est construit et continue de se construire sur ces contradictions. "Les défenseurs autoproclamés de l'identité nationale ne comprennent pas l'histoire de leur propre pays. Osons le dire : ils sont aveugles à la subtilité et à la vérité du génie national."
Pour les auteurs, ce génie se manifeste dans un système particulier : une unité administrative très centralisée et dirigiste au sein d'une diversité anthropologique caractérisée par les régions, les provinces, les pays. C'est ainsi que la République est une et pourtant multiple de cultures. Bref, on reste Breton, Normand, Alsacien ou Basque tout en se sentant profondément Français.
La diversité des modèles familiaux, d'une province à l'autre, d'une culture à l'autre, fait dire aux auteurs peut-être exagérément idéalistes qu'il ne peut pas y avoir de haine de l'autre. "Dans l'Hexagone, parce que le Français n'existe pas, le Juif ne peut pas exister."
Certes, on peut faire dire beaucoup de choses aux cartes. Le Bras et Todd non seulement le savent, mais ils expliquent comment et pourquoi ils ont choisi les leurs. Ils ne se rangent pas non plus derrière les chiffres et les statistiques pour cacher leur opinion en évoquant "le vide métaphysique du moment Sarkozy".
Livre sérieux, livre de documentation, L'invention de la France montre comment le pays s'est "fabriqué" depuis le XIXe siècle. En 1882, à la Sorbonne, Renan demandait Qu'est-ce qu'une nation ? Et il parlait de l'oubli, de l'erreur historique comme de facteurs essentiels à la création de la nation, considérant que la mise à jour des anciens conflits ne pouvait que la diviser. Le Bras et Todd nous montrent le contraire avec leurs cartes. C'est en fouillant dans le passé, en mettant en lumière les zones d'ombre qu'on voit ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise.
Le Bras et Todd envisagent même dans l'avenir l'émergence de "nouvelles provinces mentales", maghrébines, africaines ou chinoises. Ils plaident résolument pour une nation bigarrée mais rassemblée autour d'une idée universelle pour vivre ensemble. "Tant que durera la diversité française, la France sera condamnée à la tolérance."