Il y a la rentrée littéraire. Ce qui en est lu, discuté, retenu ou oublié. Il y a la déferlante de romanesque en barres et en packs, de luxe ou low coast, d’ici et d’ailleurs, le buzzant, le branché, le brûlot. Il y a les bijoux indiscrets et les perles sauvages, le cristal et la pacotille ; c’est la rentrée littéraire. Et puis il y a la littérature.
Parce que, qu’on se le dise, il existe en Europe des gens qui, pour être des auteurs (comme ils sont appelés sur les listes de prix et dans les catalogues), sont aussi des écrivains. Jaume Cabré est un écrivain. Il fait de la littérature. Sept ans de travail, sept cents pages, un titre en latin et au diable les varices.
De ce dont il retourne, dans ces sept cents pages, nous ne pourrons malheureusement que le résumer de manière tout à fait fallacieuse. On peut néanmoins dire que le narrateur s’appelle Adriá Ardevol y Bosch, et qu’il entreprend de raconter sa vie depuis ses plus lointains souvenirs jusqu’au dernier éclair de sa conscience malade - car bientôt, tout souvenir et toute pensée disparaîtront, et c’est dans l’urgence qu’il consigne le récit destiné au grand amour de sa vie, Sara. Se déploient alors les dimanches longs et ennuyeux d’une enfance silencieuse, entre une mère dure et mutique et un père passionné de trafic d’œuvres d’art et d’antiquités précieuses, dimanches employés à apprendre le violon ainsi qu’une bonne douzaine de langues, telles que le néerlandais ou l’araméen. L’enfant devient adolescent plein de révolte, ami fidèle du virtuose Bernat, et amoureux transi de la douce et mystérieuse Sara. Puis il sera érudit, philosophe. Il connaîtra tout ce qu’une vie humaine offre de joies et de peines, il se heurtera à tous les secrets qui sous-tendent les premières et les secondes. Surtout, il racontera, inlassablement : les rêves, les secrets, le passé et le présent.
Car il ne s’agit pas seulement de l’histoire d’Adriá Ardevol aux prises avec les fautes des générations. Il s’agit de l’histoire de toute l’Europe, depuis les siècles des siècles, une Europe pleine de tourmentes et d’aventures, une Europe qui s’instille dans les objets anciens et dans les massacres présents, une Europe qui se livre comme un roman d’aventures et qui révèle ses sanglants fondements. Les objets parlent. Les morts parlent. Les vivants leur répondent. L’Inquisition converse avec Auschwitz, la vindicte villageoise fabrique des violons incroyables, et dans un monastère en ruine comme dans un hôpital de savane résonnent les questions du récit, de la vérité, de la faute et du pardon… D’une phrase à l’autre, le lecteur se trouve propulsé aux quatre coins du continent et de son histoire, tour à tour ému ou inquiet, jamais indifférent. Et parfois il n’a d’autre choix que de lever le regard, ébloui.
De quoi nous parle Jaume Cabré ? De tout ce qu’il veut. Il fait de la littérature. Il est libre, il est démiurge. Adriá appelle sa bibliothèque « la création du monde » : c’est en effet ainsi que cela se passe. Il existe en Europe aujourd’hui des gens qui affirment que la littérature a ce pouvoir. Et il existe des éditeurs (Christian Bourgois pour les trois premiers romans, et cette fois Actes Sud) pour se charger de transmettre cette foi. C’est tout de même autre chose qu’une rentrée littéraire.
Fanny Taillandier