Dans Son absence (Arléa, 2017), le premier roman de la comédienne Emmanuelle Grangé, une famille affrontait la disparition inexpliquée d'un de ses membres. Dans Les amers remarquables, c'est d'une mère, fugueuse intermittente, dont sa fille fait le portrait, déroulant tous les âges de leur relation. Les premiers souvenirs datent du début des années 1960 : la narratrice est enfant, elle grandit à Berlin-Ouest dans le monde privilégié d'expatriés, avec chauffeur et filles au pair. « A vue d'œil, nous sommes des nantis, des bienheureux. Des aimables, des souriants ». Son père, Pierre, membre du corps diplomatique français, est un homme de principes, un peu raide, « lui seul noue et dénoue les cordons de la bourse ». Il a épousé son amie d'enfance, Gabrielle, une personnalité fantasque à l'étroit dans ce statut confortable mais trop conforme et étriqué de mère au foyer et de bourgeoise en représentation. Peu avant la naissance d'un petit frère, la fillette est envoyé passer les vacances seule à Malakoff chez ses grands-parents. Un « premier sentiment d'abandon » d'où lui vient, identifie-t-elle avec le recul des années, « ma faculté définitive de m'adapter à tous les endroits ». Car il y aura d'autres absences. Cette mère insaisissable, aux humeurs changeantes - Gabrielle, maman, ma mère, notre mère, selon les situations - est une femme « pleine de grâce et de concessions ». Pleine de fantaisie créative et de dépendances. Une femme qui épingle des fleurs jaunes sur des robes qu'elle coud, une mère « un jour délirante d'amour, le lendemain, mutique ». C'est surtout « une crawleuse » qui n'aime rien tant que nager dans la mer en toute saison. Une fille de l'eau qui va donc régulièrement déserter le domicile conjugal, pour des durées plus ou moins longues, quittant mari et enfants livrés à l'angoisse puis à la résignation, tentant de commencer une vie de femme autonome à 50 ans, mais revenant finalement toujours au foyer. « Dans les minutes qui suivent nos retrouvailles, mon gros chagrin d'enfant abandonnée s'évanouit, il est comme dérisoire, il n'a jamais existé. Gabrielle est belle, toute en muscles, elle porte des lunettes photochromatiques, un pantalon corsaire, des espadrilles. »
Plus tard, le père honore enfin la promesse faite à sa femme de vivre un jour en bord de mer et le couple s'installe à la retraite à Arcachon. La vieillesse arrive et les fugues s'achèvent. Entre-temps, leur fille a appris le métier de comédienne au Théâtre national de Strasbourg, s'est installée à Paris, a elle-même eu une fille. Les rôles s'inversent : la petite fille qui en a parfois voulu à sa mère instable et ne voyait pas ce que ses fuites revêtaient d'insatisfaction et de mélancolie, devient la mère de sa mère. Toute la délicatesse de ce portrait est de laisser le premier rôle à Gabrielle. Et la beauté du récit tient aussi à son absence de rancœur et de toute volonté de juger. De l'enfant à la femme mûre, Emmanuelle Grangé garde tout au long du récit la position d'observatrice de sa « fuyarde chérie », la regarde d'un amour tour à tour admiratif, inquiet, bienveillant, protecteur. Et l'une des citations qui ouvrent chaque chapitre, tirées de Jane Eyre, le livre préféré de cette mère grande lectrice que sa fille déchiffrait avant même d'être en âge de le lire, dit très justement l'esprit de ce beau tombeau : « La vie me semble trop courte pour qu'on la passe à nourrir de l'animosité ou à tenir le compte des torts qu'on a subis. »
Les amers remarquables
Arléa
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 17 euros ; 120 p.
ISBN: 9782363081919