N’en déplaise aux pourfendeurs du "politiquement correct" et du "néo-puritanisme", il est heureux que les éditeurs ne puissent plus envisager sereinement de publier des ouvrages justifiant la pédophilie. Ils auraient pu s’en aviser avant.
Comme l’écrit
Sylvie Brunel dans
Le Monde, les intellectuels de la fin du 20
e siècle n’approuvaient pas tous ce genre de turpitude. L’élitisme de pacotille qui sévissait alors dans un petit monde que l’on qualifierait aujourd’hui de "déconnecté" ne peut plus servir d’alibi aux dérives et de substitut au génie.
Rôle en retrait et périlleux
Il n’en reste pas moins qu’en "
retirant de ses collections" les ouvrages de Gabriel Matzneff — c’est-à-dire en interdisant l’accès à des ouvrages qu’elle avait au préalable acquis — la
bibliothèque de Montréal contrevient au rôle premier d’une bibliothèque publique.
Ce rôle est de permettre à chaque lecteur potentiel de former par lui-même son jugement et sa sensibilité en mettant à sa disposition, dans la limite d’un budget et d’un espace, la plus grande diversité possible d’ouvrages. Il n’est pas, en dehors des secteurs jeunesse, d’édifier les âmes, mais de susciter la responsabilité de chacun.
Certes, les bibliothèques confinent aux champs de la création, de l’information et de l’éducation. Mais le bibliothécaire n’est ni un éditeur qui fait des choix intellectuels et moraux, ni un journaliste qui fait l’opinion, ni un enseignant qui applique un programme. Son rôle est, à la fois, plus en retrait et plus périlleux.
Il doit réaliser un équilibre instable et toujours recommencé entre des idées et des sensibilités diverses, entre l’air du temps et sa mise en perspective, entre une mission formatrice et l’offre de loisir, entre des attentes souvent contradictoires. Cet équilibre est évidemment plus facile à trouver dans une très grande institution comme la BnF que dans une bibliothèque de village et, à cet égard, la responsabilité de celle-ci est plus épineuse.
Editorialisation
La difficulté s’accroît aujourd’hui du fait que les bibliothèques ne se réduisent plus à leurs collections. Dans un écosystème culturel de plus en plus dynamique, elles doivent devenir proactives et "éditorialiser" leur offre de contenus à travers, par exemple, des activités culturelles, des webmagazines ou des réseaux participatifs.
Ces nouvelles missions ne peuvent cependant se justifier que si elles renforcent l’idéal de pluralisme propre à la lecture publique. L’un des enjeux majeurs des bibliothèques du futur sera de réinventer les conditions de la neutralité en situation d’interaction croissante avec la société. Elles n’y parviendront certainement pas en supprimant la source du problème, c’est-à-dire par la censure.
On pourrait me rétorquer que je m’éloigne du sujet puisque l’incitation à la pédophilie par sa justification n’est clairement pas une opinion. Mais, dès lors que des livres ont été publiés par des éditeurs, qui plus est, de renom, et que des bibliothèques les ont acquis, il est pour le moins contestable de les en retirer et de réécrire l’histoire, en tout cas avant toute décision de justice et sans autre forme de procès.
Par exemple, autant on pouvait critiquer, comme je l’ai fait moi-même ici, le projet de réédition de
Bagatelles pour un massacre dans la collection de
La Pléiade, autant ce livre n’a pas à être retiré des bibliothèques. Qu’on le veuille ou non, les bibliothèques publiques sont des reflets de la société au miroir de l’édition. Des reflets indispensables, en retour, à l’appréhension du monde. La bibliothèque de Montréal ne devrait pas l’oublier.