Pour convaincre le médecin chef de l'autoriser à passer, chaque semaine pendant un an, une journée entière au sein de son service psychiatrique, pour qu'il accepte de la laisser observer librement puis raconter, tout aussi librement, la vie des patients et des soignants, Joy Sorman lui a proposé de lire ses livres. La meilleure façon, s'est-elle dit, d'expliquer sa démarche. Ainsi les choses se sont-elles enfin débloquées, près d'un an après qu'un lecteur, psychiatre, rencontré en 2017 dans une médiathèque où elle présentait son roman Sciences de la vie, lui a proposé son aide pour pénétrer ce monde des fous. Et À la folie, son dixième livre, récit documentaire tiré de ces mercredis passés au pavillon 4B « quelque part en France », a pu voir le jour.

En quinze ans, depuis sa vigoureuse entrée en matière avec Boys, Boys, Boys - « manifeste pour un féminisme viril », l'avait présenté la critique -, l'éphémère prof de philo a glissé de l'écriture autofictionnelle à l'enquête littéraire hybridée de sciences humaines. À la fiction les pieds dans le réel. Si, lectrice de Foucault, Deleuze et Guattari pendant ses études, elle s'intéressait depuis longtemps à la psychiatrie, Joy Sorman n'a jamais eu de plan de vol. Elle aime les embardées. Chaque sujet de livre est jusqu'ici arrivé plus ou moins comme ça, hasard ou commande bienvenue. Cette écrivaine passée par la télé et la radio il y a quelques années, qui ne vit pas de ses livres, payant les factures grâce à un travail régulier de secrétaire de rédaction et qui aime performer des lectures de ses textes avec des musiciens, suit toutefois une pente naturelle qui la porte vers les marges, les parias, l'exploration du corps et de l'altérité. Avec le temps, le goût pour l'écriture en immersion, pour le terrain au sens des sociologues et des anthropologues, s'est affirmé chez celle qui ressent fortement « l'appel du dehors ». En 2011, elle avait notamment tiré d'une semaine d'observation in situ le récit Paris Gare du Nord. Dans l'expérience d'À la folie, la question de la durée était, insiste-t-elle, « essentielle » pour espérer comprendre la complexité du lieu et faire entendre le plus fidèlement possible « la langue déréglée des patients ».

Récit ou roman, quelle que soit la forme, souvent mixte, Joy Sorman commence par accumuler pendant des mois notes et documentation. Pour Comme une bête, portrait d'un jeune apprenti boucher, elle s'est donc plongée dans l'univers de la viande et le rapport entre les hommes et les animaux. Son narrateur mi-homme mi-ours dans La peau de l'ours lui a donné l'occasion d'interroger des vétérinaires et de compiler les mythes. Pour Sciences de la vie, où son personnage d'adolescente est affecté d'une douloureuse maladie de peau, elle s'est renseignée entre autres sur les pathologies bizarres... Avec sa vision de l'intérieur, patiemment informée, ses portraits restitués à distance respectueuse, À la folie sort à point nommé pour nourrir le débat social et politique désormais central, crise oblige, sur la santé mentale. Il tombe bien, si l'on peut dire. Mais de la part de Joy Sorman, on ne peut y voir aucun opportunisme. Pas son genre.