Une pneumonie a emporté l’espion qui venait du froid. David Cornwell, dit John Le Carré, romancier britannique né le 19 octobre 1931, est mort le 12 décembre. Il avait choisi son pseudonyme en passant devant un cordonnier. Sous ce nom d’emprunt, il a vendu plus de 60 millions de livres.
Sa vie en elle-même était romanesque. Son père était un flambeur et un arnaqueur, tyrannique et volage, emprisonné ou expatrié, toxique et magnifique. Il s’inspire de lui pour le personnage de Tiger Single (Single & Single, Seuil, 1999). Sa mère l’a abandonné, lui et son frère, quand il avait cinq ans. Il ne la revoit pas avant ses 21 ans.
A peine majeur, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, il part étudier l’allemand et le français en Suisse, à l’âge de 15 ans, quittant à la fois l’univers masculin de son internat et son envie d’être moine. « Il est plus difficile, en revanche, d’expliquer ma passion inconditionnelle pour la littérature allemande à une époque où, pour de nombreuses personnes, le mot « allemand » était synonyme de mal absolu », explique-t-il dans son autobiographie, Le Tunnel aux pigeons : histoires de ma vie (Seuil, 2016). C’est à Berne qu’il est « approché » pour la première fois par le monde de l’espionnage. Patriote, fasciné par les secrets, il trouve là sa trajectoire. Il rejoint Oxford avant d’enseigner au collège d’Eton, puis finalement de se faire enrôler par le Foreign Office et d’être recruté par le Secret Intelligence Service, qui l’envoie à Bonn, puis à Hambourg.
Conteur de la Guerre froide
Pendant sa carrière au MI5 et au MI6, le diplomate-espion commence à écrire. Mais, un agent-double travaillant à la fois pour les Soviétiques et les Britanniques, met fin à son métier d’espion.
Il en fera le socle de tous ses récits. Avec un génie certain pour mélanger l’espionnage, façon série B, et littérature, il décrypte le monde et sa géopolitique, tirant de la Guerre froide des intrigues réalistes et presque documentaires. Loin de James Bond, les histoires de John Le Carré puisaient leur inspiration dans des faits réels et des personnages complexes, souvent tapis dans l’ombre et préférant la réflexion à l’action.
« Pour le romancier, les faits sont une matière première, un instrument plus qu'une contrainte, et son métier est de faire chanter cet instrument. La vérité vraie, pour autant qu'elle existe, se situe non pas dans les faits mais dans la nuance », confessait l’auteur dans ses Mémoires.
Dès son troisième roman, L’espion qui venait du froid, en 1963 (Gallimard), il rencontre un succès international. On y croise pour la première fois son « alter-ego », George Smiley. C’est aussi le début des honneurs, notamment avec le prix Edgar-Allan Poe. Suivront d’autres prix littéraires comme le prix Malaparte, le Gold Dagger Award et le Grand Master Award. Il écrit une suite à son best-seller, 55 ans plus tard, avec L’héritage des espions, manière de tirer le bilan de ces années de tension entre les deux blocs idéologiques et de démonter les dommages de cet affrontement. « Jusqu’où sommes-nous capables d’aller au nom de la légitime défense des valeurs de l’Ouest pour les abandonner en chemin ? », écrivait-il dans la préface d’une réédition de L’espion qui venait du froid, en 2013.
Décence et dignité
John Le Carré, en milieu de trentaine, s’installe dans son refuge : les Cornouailles. Cet amoureux d’Alexandre Dumas, Graham Greene, Charles Dickens, Léon Tolstoï, Honoré de Balzac et Joseph Conrad impose alors son style hitchcockien, son goût pour les enquêtes de Sherlock Holmes et son appétence pour le déchiffrage de l’époque, son regard acéré sur la société ainsi que sur la psychologie et les comportements humains.
Dans les années 1970, il signe une trilogie, considérée comme le summum de son œuvre, avec pour « héros » George Smiley, « ce père de substitution. Il représentait pour moi une catégorie de gens en voie de disparition, dotés d'une sorte de décence, de dignité, dont on pensait communément qu'elle était l'apanage du gentleman britannique. »
La « Trilogie de Karla » comprend La taupe, Comme un collégien et Les gens de Smiley (tous parus chez Robert Laffont). Ainsi la Guerre froide a trouvé son conteur et ses chefs d’œuvres littéraires. Il y a quelque chose d’orwellien : peu importe l’ennemi, les gouvernements en ont besoin d’un, tout comme ils l’inventeraient pour faire exister des espions et des soldats. En creux, il pointe le cynisme d’un monde occidental dominant et caricatural, arrogant et moralisateur.
Il est aussi le premier à écrire sur l’effondrement de l’Empire soviétique et l’ouverture au monde voulue par Gorbatchev avec La Maison Russie (Robert Laffont, 1989), puis Le voyageur secret (Robert Laffont, 1991), où l’on retrouve Smiley. Il aura vu de ses yeux la construction du Mur de Berlin et assisté à sa chute. Avec la fin de la Guerre froide, il se penche sur de nouveaux sujets, plus contemporains, et les nouvelles guerres, parfois invisibles, qui traversent le monde. » Les rapports entre les hommes et les institutions m’ont toujours fasciné », affirme-t-il pour justifier le fil conducteur de son œuvre. Il aborde ainsi les circuits financiers dans Le Tailleur de Panama (1998, Seuil), le Big Pharma en Afrique dans La constance du jardinier (2001, Seuil) ou le terrorisme islamiste dans Un homme très recherché (2008, Seuil).
Le déclin de l'Empire britannique
En 2009, l’écrivain quitte sa maison d’édition historique au Royaume-Uni, Hodder & Stoughton, pour passer chez Viking Press (Penguin).
Désormais adoubé par la critique, le romancier ne cesse d’écrire et de récurer froidement son univers. Observateur du monde, il relativise les passions, ce qui le conduit parfois à quelques polémiques : sur la liberté d’expression face à Salman Rushdie, même s’ils se rejoignent sur la vision obscurantiste des religions, sur la folie belliqueuse des Etats-Unis lors de la deuxième guerre en Irak, sur la compromission des britanniques dans ce conflit (sujet d’Une amitié absolue, 2004, Seuil), sur la servilité du Royaume-Uni à l’égard des Etats-Unis, et d’une manière générale sur la politique atlantiste des Européens, l’Otan (« un dinosaure ») et l’opposition à la Russie. Sans oublier le Brexit, « une folie », menée par Boris Johnson, ce « porc ignorant ».
Au fil des romans, la désillusion et le pessimisme l’emportaient : « Un continent se meurt sous nos yeux et nous sommes ici, debout ou agenouillés, à boire du café devant un plateau en argent alors qu'au bout de la rue des enfants crèvent de faim, des malades meurent et des politiciens pourris ruinent le pays qu'ils ont manipulé pour se faire élire ».
De cette œuvre aussi intense que dense, de nombreuses séries ont été tirées pour la BBC. Le cinéma en a fait l’un des écrivains les plus adaptés de son vivant : un grande partie de ses livres ont été transposés sur le grand écran ; L’espion qui venait du froid (avec Rochard Burton), MI5 demande protection, d’après L’appel du mort (avec James Mason et Simone Signoret), La petite fille au tambour (avec Diane Keaton), La Maison Russie (avec Sean Connery et Michelle Pfeiffer), Le Tailleur de Panama (avec Pierce Brisnan), The Constant Gardner (avec Ralph Fiennes et Rachel Weisz), La Taupe (avec Gary Oldman et Colin Firth), Un traître idéal (avec Ewan McGregor), etc.
Gratitude
Perpétuellement entre deux mondes, fidèle à sa Majesté et séditieux par nature, John Le Carré, narrateur des passions géopolitiques de ses 60 dernières années, considérait que le réel et la fiction n’étaient plus que la même face d’une pièce tragique. Il ne croyait plus en aucune idéologie, ni aucun dogme. A l’instar de ses maîtres de l’ombre, il avait opté pour une vie modeste et discrète, loin de tous les honneurs et les mondanités.
« Aujourd'hui, je n'ai d'autre dieu que la nature et d'autre attente après la mort que l'extinction. Je trouve mon bonheur quotidien dans ma famille et les gens qui m'aiment et que j'aime. En me promenant sur les falaises de Cornouailles, je suis submergé par un sentiment de gratitude pour la vie qui est la mienne », disait-il en guise d’épitaphe.