Avant-critique Roman noir

De vieux os. L'inspecteur Harry Hole, héros récurrent de Jo Nesbø, n'étant pas de la partie cette fois, les frères orphelins Carl et Roy Opgard en profitent pour reprendre la main sur le bourg d'Os. Pas mal d'eau a coulé des hauteurs norvégiennes jusqu'au lac de Budal. En sept ans et autant d'homicides provisoirement non élucidés à porter au brillant palmarès de la fratrie, leur rêve d'hôtel spa de luxe est devenu réalité et mine d'or à ciel ouvert, érigée avec autant de parpaings pour les murs que de briques dans les faciès de leurs opposants (Leur domaine, Gallimard, 2021). À la manière des frères vikings Øystein et Sigurd 1er dit « le Croisé », bâtisseur de la cathédrale d'Oslo, si l'un prend toute la lumière, c'est néanmoins le second que la postérité retient. Carl est un Øystein, le roitelet local, donneur de tous les ordres, sponsor du club de football. Roy − le narrateur − est un Sigurd, plus prompt à développer un pouvoir de promoteur qu'une domination de mâle alpha. Ses frasques sexuelles ont attisé jadis quelques drames, mais son truc à lui, c'est avant tout construire, s'agrandir. Et aujourd'hui son appétit se porte sur le camping contigu à l'hôtel, avec l'idée d'y édifier des montagnes russes et autres attractions familiales. Pour arriver à ses fins, il déploie des moyens qui vont faire trembler tout le nord du paisible parc national de Forollhogna. La tension monte. D'autant qu'un projet parallèle de tunnel, susceptible de dériver le flot des potentiels clients de passage, fragilise le business plan, l'obtention des prêts et même la trésorerie de la station-service que dirige Roy. Qu'à cela ne tienne, les instigateurs de la bretelle autoroutière vont devoir plier. Et c'est reparti pour un nouveau tour de vice, à moins que la police n'opte pour le tour de vis et n'entrave la marche en avant des deux frères, parfois ennemis à la vie mais toujours associés à la mort. Le rythme s'emballe, les chapitres se font plus denses, les mots plus vindicatifs, mais sans vitesse excessive, sans risque de brusquer les rouages de la machine en action. Et Jo Nesbø revient à ce qu'il fait de mieux.

Après les divertissantes parenthèses du recueil de nouvelles Rat Island et de l'étrange Téléphone carnivore, Les maîtres du domaine est une belle mécanique de précision. Entre western septentrional et marigots de l'âme humaine, l'auteur osloïte joue avec les sentiments comme on assemblerait patiemment un puzzle multicolore. Du noir de la haine au rouge signalant les dangers de l'amour, les teintes dessinent un nuancier allant du malsain au bienveillant, de l'étouffant au violent, qu'il soit aveugle ou mûri. Toujours aussi shakespearien (rappelons si besoin son étonnante version polar de Macbeth, Gallimard, 2018), Jo Nesbø pratique l'émotion ou l'affection, la solitude ou la grégarité, la trahison ou la vengeance, sans jamais perdre de vue le but à atteindre : l'efficacité des tournures au service de l'histoire. Tout part de travers, certes, mais ce sont justement ces travers de chaque individu qui disséqués ici mèneront au duel final. Reste à savoir qui se tiendra du bon côté du canon...

Jo Nesbø
Les maîtres du domaine
Gallimard
Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 21 € ; 464 p.
ISBN: 9782073068903

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