Jean-Luc Barré : "Il faut être impressionné par de Gaulle pour écrire sur lui"
Jean-Luc Barré, en commençant la publication de sa monumentale biographie du général de Gaulle, a été récompensé, mardi 7 novembre, du prix Renaudot essai 2023. Dans ce premier tome, L'homme de personne, qui court jusqu'à la libération de Paris en 1944, l'auteur et directeur des éditions Bouquins raconte la construction du destin et le cheminement d'un personnage entré dans l'Histoire et qui hante toujours la politique.
Par
Laurent Lemire Créé le
07.11.2023
à 14h19, Mis à jour le 07.11.2023 à 17h09
Livres Hebdo : Pourquoi une biographie de Charles de Gaulle aujourd'hui ?
Jean-Luc Barré : S'il y a un sujet qui me poursuit dans mes livres depuis une dizaine d'années, c'est bien lui ! Il était là dans les biographies que j'ai consacrées à Maritain et à Mauriac, il était là aussi évidemment lorsque j'ai travaillé sur les manuscrits pour l'édition de ses Mémoires dans « La Pléiade ». Enfin, il y a un enjeu personnel, ce goût de retrouver de la hauteur politique à une époque qui en manque terriblement.
Faut-il être gaulliste pour écrire une biographie du Général ?
Disons qu'il vaut mieux ne pas être antigaulliste. Jean Lacouture était un converti et, comme tous les convertis, il penchait vers l'hagiographie, avec le sens de la couleur et du récit. Éric Roussel aussi a apporté quelque chose de nouveau dans la compréhension de l'homme. Comme eux, j'ai de l'admiration pour le personnage. Comment pourrait-on passer dix ans de sa vie avec quelqu'un sans cela ? C'est d'ailleurs par ce biais que l'on peut accéder à lui, ce qui n'exclut pas une distance critique. Il faut être impressionné par de Gaulle pour écrire sur lui, et durant ces trois dernières années j'avais la sensation d'escalader l'Himalaya.
Par quelle face ?
Par les archives et par l'écriture. Lorsque j'ai publié ses ouvrages, l'amiral Philippe de Gaulle m'a ouvert les archives de son père. Je me suis aussi replongé dans l'intégralité des Lettres, notes et carnets que j'avais repris dans la collection « Bouquins ». De Gaulle disait qu'il ne se reconnaissait que dans ce qu'il avait écrit. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas une part de mise en scène dans l'écriture chez cet homme qui aime tant la dramaturgie. Mais à travers ces textes, on peut comprendre la construction d'un personnage qui à l'âge de 15 ans s'imagine déjà en général de Gaulle sauvant la France.
C'est un jeu ?
Pas seulement. Il a très tôt conscience qu'il a un destin et c'est sur cette idée de lui-même qu'il s'est construit. Il y a une dramatisation de soi qui se confond avec le drame de la France. N'oublions pas que c'est un homme forgé par la guerre. Il a le goût du théâtre, il joue Corneille en famille. Puis viennent les conférences sur l'armée qui fascinent son auditoire et plus tard bien sûr la radio à Londres, puis la télévision. Il rêvait d'être un grand soldat et son rêve est fracassé par la Grande Guerre. Il sera un grand homme d'État.
Vous le montrez comme un militaire qui ne cesse de désobéir.
Oui, car son intransigeance à l'égard d'un état-major inefficace passe par cette radicalité. Il observe cette même désobéissance chez Pétain durant la Première Guerre mondiale, puis très vite leurs chemins se séparent.
Vous abordez aussi le versant peu connu de sa vie privée...
Avant son mariage, lorsqu'il était en poste à Varsovie en 1920, il a entretenu une liaison amoureuse avec une princesse polonaise. Cela resta sans lendemain car le jeune capitaine de Gaulle était trop désargenté pour cette haute famille aristocratique. Mais l'essentiel se trouve après. On ne peut comprendre la sensibilité du Général sans le rôle de sa fille Anne et d'Yvonne à qui il écrit « ma petite femme chérie ». Dans la démesure de l'homme, celle de son tempérament et de sa vision, il y a la pondération apportée par cette histoire d'amour et son extrême sensibilité avec Anne, porteuse d'une trisomie 21. Il n'y a aucun doute là-dessus, même si Yvonne a brûlé beaucoup de choses avant de mourir.
Charles de Gaulle et sa fille Anne.- Photo DR
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Vous le présentez comme un révolutionnaire.
Oui, car ce n'est pas un homme de caste. Il disait d'ailleurs qu'il était sans doute le seul révolutionnaire, c'est-à-dire quelqu'un capable de bousculer les idées reçues et de dépasser sa conscience de classe avec cette fameuse formule, « les possédants sont possédés par ce qu'ils possèdent ».
Hormis sa famille, c'est un homme extrêmement seul...
Si on me demandait quels furent les amis de Charles de Gaulle, je serais bien en peine de répondre. C'est pourquoi j'ai repris pour titre la définition qu'il donnait de lui-même : « l'homme de personne ».
À Londres, Churchill disait de lui : « Nous l'appelons Jeanne d'Arc et nous cherchons des évêques pour le brûler. »
Il y avait entre eux ce que j'appelle une connivence antagoniste. De Gaulle, c'est le mendiant orgueilleux. Sa seule façon de survivre, c'est l'intransigeance. Churchill l'a reconnu non pas comme son égal mais comme un personnage à la hauteur de l'Histoire, qui refait la France sans moyens, sans pouvoir et contre tous. Ce qui n'empêchait pas les échanges d'être vifs entre eux, toujours teintés d'humour comme la fois ou le Général apostrophe le Premier ministre sur sa tenue clinquante par un « c'est le carnaval de Londres ! » et qui s'entend répondre « tout le monde ne peut pas s'habiller en soldat inconnu ! ».
Diriez-vous qu'il a été formé par les événements ?
On a enfermé de Gaulle dans les circonstances et le pragmatisme en oubliant le visionnaire. Dès 1931, il considère qu'il faut sortir du colonialisme parce que c'est un système coûteux qui ne mène nulle part, à moins d'écouter les aspirations des peuples colonisés. Il a toujours su ce qu'il voulait faire, notamment au moment de la guerre d'Algérie.
Qu'avez-vous retiré de ce vaste travail ?
J'y ai trouvé une respiration. De Gaulle impose une contrainte exigeante et reste une référence écrasante. Il y a dans le gaullisme une capacité d'invention qui a disparu de la politique. Certes l'Histoire a changé, mais pas la capacité de résistance aux événements. Pourtant, désormais on préfère s'accommoder.
Cette Ve République est aujourd'hui critiquée...
On parle de déclin des institutions, d'une gouvernance devenue écrasante avec le sentiment que la démocratie ne respire pas. Mais de Gaulle avait un vrai Premier ministre qui gouvernait pendant qu'il fixait les grandes lignes. Et lorsqu'il y avait désaccord avec le peuple, le président pouvait quitter le pouvoir. Pour éviter cette situation, on a inventé la cohabitation. On a ainsi l'impression de manquer d'air parce qu'on n'a pas su recréer à partir du modèle gaullien une façon de gouverner à la hauteur des intuitions qui ont été les siennes.
Il fait pourtant l'unanimité dans la classe politique ?
Plus on l'a encensé, plus on s'est éloigné de lui. Beaucoup s'y réfèrent sans l'avoir vraiment lu ou sans avoir pris la peine de le comprendre. Ce qui me frappe, c'est la dégradation après lui, même s'il y a eu de bons présidents. Lorsque j'ai demandé à Jacques Chirac pourquoi il y avait sur son bureau un grand portrait de Pompidou et presque rien sur de Gaulle, il m'a répondu : « C'est un de Gaulle à ma mesure. » De Gaulle ne fait pas une carrière politique, il se construit un destin, avec acharnement et renoncement. C'est pourquoi il est seul le 18 juin 1940.
Deux autres volumes sont à venir ?
Oui, j'ai construit cette biographie comme un drame en trois actes. Le deuxième, de la Libération à son entrée à l'Élysée, à paraître en avril 2025 s'intitulera Le Premier des Français et le troisième Le Dernier Souverain. J'espère qu'il sera publié avant les élections présidentielles pour rappeler d'où nous venons et ce que nous lui devons.
Jean-Luc Barré
De Gaulle, une vie. Vol. 1, L'homme de personne
Grasset
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 30 € ; 992 p.
ISBN: 9782246834175
Le prix, dont la sélection comporte six romans pour cette première édition, sera remis le lundi 13 janvier 2025 lors d’une cérémonie dans l’auditorium du Mémorial de la Shoah.
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