Je suis ma liberté de Nasser Abu Srour a paru le 16 janvier 2025 aux éditions Gallimard. Traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols, ce récit bouleversant de trente ans de captivité dans des prisons israéliennes est à la fois historique, philosophique, métaphysique et une histoire d'amour. Nasser Abu Srour est un prisonnier palestinien qui purge une peine de prison à vie. Arrêté en 1993, il est accusé de complicité dans le meurtre d'un officier des services de renseignements israéliens et condamné après des aveux faits sous torture. À ce jour, il est impossible de savoir si Nasser Abu Srour, qui a plusieurs fois vu ses espoirs de libération brisés, fera partie de l'échange de prisonniers prévu dans les prochains mois dans le cadre des accords de cessez-le-feu à Gaza.
Pendant son incarcération, Nasser Abu Srour a terminé sa licence à l'université de Bethléem et obtenu une maîtrise en sciences politiques à l'université d'Al-Quds. Il lui a fallu plusieurs années pour faire sortir clandestinement son manuscrit de prison. Il a été publié pour la première fois en 2022 par Dar Al Adab, à Beyrouth. Actuellement,Je suis ma liberté/The Tale of a Wall est disponible en six langues.
Sa traductrice, Stéphanie Dujols, a répondu aux questions de Livres Hebdo.
Livres hebdo : Vous avez traduit une trentaine de livres de l’arabe vers le français. Où se situe Je suis ma liberté parmi ces livres ?
Stéphanie Dujols : Il y a les livres qu’on choisit, qu’on propose, et il y a ceux qui vous tombent du ciel. Celui de Nasser m’est tombé dessus comme un fait du destin. Entre 1998 et 2001, j’ai travaillé comme interprète pour le CICR dans les prisons israéliennes et palestiniennes. Cette « expérience » s’est inscrite en moi, mais je n’en ai jamais parlé à quiconque. Il se trouve que, pour certaines raisons, je visitais plus souvent les prisons palestiniennes que les israéliennes. De plus, les visites aux prisons de l’occupant étaient très formelles et encadrées (nous avions plus de « liberté » d’action dans celles des territoires palestiniens). Notamment, en Israël on nous interdisait l’accès aux salles et aux cellules des centres d’interrogation, on nous amenait les détenus un à un au parloir. J’en ai gardé une impression fantomatique, une culpabilité. Il y a quelques années, le film Ghost hunting, de Raed Andoni, m’a permis d’exorciser une part de cette sensation. J’en ai rêvé pendant une semaine. Avec le livre de Nasser, pour le coup, j’ai plongé dans les prisons israéliennes à pieds joints…
Le traducteur du livre vers l’anglais, Luke Leafgren, s’est exprimé sur la complexité de sa langue arabe. Pouvez-vous en parler ?
Je n’ai jamais traduit un livre aussi ardu. C’est un texte hors-genre, protéiforme, qui mêle avec une grande liberté la réflexion psychologique, existentielle, philosophique, métaphysique, historique, politique, la narration, le genre épistolaire, la poésie. Un texte caméléon. On passe d’une narration serrée, souvent bouleversante, à de longs passages introspectifs ou spéculatifs non dénués de sarcasme et parfois d’hermétisme.
« Si le texte est multiple, il a quelque chose d’incantatoire de bout en bout, avec beaucoup de reprises anaphoriques »
Il y a plusieurs poèmes dans le récit, pouvez-vous décrire le processus de traduction de ces poèmes – quelle est la différence entre la traduction d’un texte et celle d’un poème ?
Je ne me souviens pas d’un processus particulier. Si le texte est multiple, il a quelque chose d’incantatoire de bout en bout, avec beaucoup de reprises anaphoriques. Je le vois comme une immense prière traversée de passages plus formellement poétiques. Il y a un souffle qui fait tenir le tout.
Avez-vous pu poser des questions à Nasser Abu Srour ?
Je n’ai pas cherché à le faire. Depuis octobre 2023, les prisonniers palestiniens en Israël sont privés de visites de famille (et du CICR). Je n’aurais pas pu lui faire passer de messages. J’aurais pu contacter sa famille ou son avocate, mais je n’ai pas osé les déranger. On se sent tout petit lorsqu’on traduit un texte pareil. J’ai juste consulté un ex-prisonnier palestinien sur un point précis. En 2007, quand j’ai traduit La coquille, de Moustafa Khalifé, je ne l’ai pas non plus contacté – il était pourtant sorti du bagne et vivait en exil. J’étais trop intimidée. Je l’ai rencontré des années après.
Ce récit, La coquille, se passe dans la célèbre prison de Palmyre, en Syrie, où Moustafa Khalifé a passé 12 ans. Nasser Abu Srour est incarcéré à perpétuité. En quoi les deux récits sont différents ou se ressemblent ?
Le récit de Moustafa est centré sur l’expérience permanente de la torture. Des pires tortures. Celui de Nasser évacue relativement brièvement cette question, même s’il l’évoque dans le chapitre consacré à l’interrogatoire. Traditionnellement, les prisonniers politiques palestiniens parlent peu de la torture, comme si elle était inhérente à la lutte. J’ai traduit La coquille en apnée. C’était une expérience physique. Traduire Je suis ma liberté était une expérience émotionnelle. Je dois préciser que depuis octobre 2023, Nasser, comme ses collègues, est de nouveau soumis à la torture, à un degré sans précédent. Son avocate a pu le voir une fois. Il a perdu douze kilos.