Dans l’entretien qu’elle nous avait accordé en 2014, Annie Ernaux évoquait énigmatiquement un texte en chantier dont la forme résistait depuis longtemps. Huit ans après le magistral Les années et alors qu’en 2011 une anthologie réunissait sous le titre programmatique Ecrire la vie douze de ses principaux livres (Gallimard, "Quarto"), elle délivre finalement ce qui, mentionné à l’état de projet sous le nom de code "58" dans son journal d’écriture (L’atelier noir, éditions des Busclats), pourrait être une nouvelle pierre angulaire de son édifice littéraire.
Mémoire de fille : l’emploi du singulier dans le titre donne les intentions de ce nouveau corps-à-corps avec le temps et l’écriture, moins nostalgique que jamais, mais chargé d’un plus manifeste sentiment d’urgence. Annie Ernaux y décrit comment, parmi tous les écueils rencontrés, il lui a fallu trouver une façon de dépasser "la pure jouissance du déballage des souvenirs" pour tenter de rejoindre "la fille de 58", cette Annie Duchesne, très bonne élève dans une institution catholique d’Yvetot, "la fille de l’épicerie". Celle qui, l’été de cette année-là, fête ses 18 ans dans une colo mixte à S. dans l’Orne où elle est la plus jeune de l’équipe des moniteurs et monitrices. Car l’enjeu de "cette sorte de migration volontaire" qu’entreprend l’écrivaine cinquante-cinq ans plus tard est de s’approcher au plus près du mode de pensée, de l’être intérieur de cette fille refoulée dans des lieux lointains du temps. De tenter de la "désincarcérer" jusqu’à pouvoir dire, comme le note Annie Ernaux au milieu du récit, "elle est moi, je suis elle".
S’il s’agit bien d’étapes inaugurales, de premières fois - premier séjour loin de la maison familiale, première ivresse de la liberté et surtout première nuit avec un homme, première expérience du sexe, première passion amoureuse -, Mémoire de fille n’est bien sûr pas un roman d’initiation. "Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été", s’engage-t-elle. Restituant comme toujours le monde de cette fin des années 1950 (ses chansons, ses films, son vocabulaire…), Annie Ernaux cherche "la fille de S." dans les rares traces qui restent : quelques photos même s’il n’en existe aucune d’elle de cet été 1958, des lettres envoyées à une ancienne camarade de pensionnat, des agendas d’années ultérieures puisque celui de 1958 a disparu, brûlé, comme le journal intime de cette année-là, dix ans plus tard, par la mère…
L’été 1958 est un été violent et cruel où une fille de 18 ans est éconduite par un garçon plus âgé, où elle devient l’objet de mépris et de dérision de tout un groupe. Mais c’est aussi deux nuits passées dans la chambre d’un homme, six semaines qu’elle traverse dans "l’obéissance à ce qui arrive", un état qui n’est "ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel". Un temps où Annie Ernaux ne la voit éprouver que "l’orgueil de l’expérience". Pas encore la honte, celle de ses désirs et de ses rêves et jusqu’à la "honte de la fierté d’avoir été un objet de désir". "Une honte de fille" qui recouvrira les deux années qui suivront. Et restera sans mots bien au-delà.
Véronique Rossignol