C’est une rude discipline que d’écrire et dessiner des mangas, la phase initiale démarrant par la publication dans un hebdomadaire, laboratoire du succès ou de l’échec d’une histoire, et décidant de son éventuelle reprise en volumes. « Une série est composée de 17 épisodes de 20 pages, que Shu Okimoto dessine chaque semaine, en commençant par une ébauche que nous discutons ensemble avec les auteurs, avant de poursuivre sur la version finale » explique Yuushi Matsuo, l’éditrice du manga publié dans le Weekly Morning.
« C’était un magazine plutôt masculin, mais son lectorat s’est étendu et il est maintenant lu aussi par des femmes » indique Hidekazu Iwama, chef d’édition, qui ne précise toutefois pas de tirage. « J’attends que les concurrents le fassent » dit-il. Il est notamment responsable du respect des deadlines dans cet hebdomadaire créé en 1992. Le dessin d’un épisode doit être bouclé 15 jours avant sa publication, et le rappel des délais est une obsession qui traverse la vie des créateurs. Jacques Glénat regrette visiblement de ne pas avoir de magazine de BD qui lui permettrait de donner le sens du calendrier à certains de ses auteurs. « On attend, on attend, et on attend… » soupire-t-il.
Un peu à la manière du showrunner d’une série télévisée qui garde la main sur le travail des scénaristes, l’éditeur d’un manga discute du contenu et de la forme avec les auteurs, en l’occurrence Agi Tadashi, pseudo de Shin et Yuko Kibayashi, le frère et la sœur qui écrivent cette intrigue, et avec le dessinateur. « Nous représentons les lecteurs, c’est pourquoi j’ose dire mon opinion. Je ne dicte pas l’intrigue, mais je pose des questions, j’interroge sur le but de tel ou tel élément » souligne Yuushi Matsuo depuis la salle de rédaction de l’hebdomadaire, au 10e étage de l’immeuble Kodansha.
Fondé en 1909, le groupe qui emploie 920 personnes et publie à la fois presse magazine, mangas et livres s’est installé en 1924 dans l’arrondissement de Bunkyo-Ku, près du jardin botanique de Koishikawa, où il se trouve toujours. En 1999, il a construit à côté de son bâtiment historique un building de 26 étages qui offre une vue somptueuse sur Tokyo.
Dans une mécanique bien rôdée, les lecteurs sont invités à exprimer leur opinion sur l’histoire, son rythme, ses rebondissements et l’éditeur s’appuie sur ces enquêtes, qui passent aujourd’hui par les réseaux sociaux, pour accompagner auteur et dessinateur. Les séries nouvelles de jeunes auteurs passent par cette moulinette, qui décide de leur maintien ou non dans les épais volumes hebdomadaires de 400 à 500 pages que publient les éditeurs, et ensuite de leur place dans le chemin de fer, les plus appréciés étant placés à la fin.
Les plus aguerris ne sont pas soumis à ce couperet, mais ils peuvent modifier leur scénario en fonction de ces retours, qui ne sont pas forcément vécus comme une contrainte : sur le très long terme de ces productions, en l’occurrence depuis 2004 pour les Gouttes de Dieu et son extension, cet échange avec les lecteurs peut apporter aussi relance d’inspiration et encouragement à écrire, au vu de l’attente suscitée.
Comme au cinéma lorsqu’un premier film fonctionne, une suite capitalise sur le succès. Publié de 2004 à 2014 dans le Weekly Morning, adapté à la télévision, ce manga s’est vendu à une dizaine de millions d’exemplaires dans son édition en 44 volumes, dont plus de deux millions en France chez Glénat, qui a mis le dernier tome à l’office en 2016. Il connaît depuis 2015 une prolongation avec Les gouttes de dieu – le mariage, qui poursuit cette fois la quête de l’assemblage parfait entre le contenu de l’assiette et celui du verre. Glénat en est maintenant au tome 11, et l’original en est au tome 17.
Les auteurs de manga sont payés une première fois au forfait à la page lors de la publication dans l’hebdomadaire (vendu 390 yen soit 3.20 euros pour le New Morning, environ 500 pages en A4), parfois reprise dans un mensuel (700 yen, soit 5.70 euros, 900 pages) et sont rémunérés ensuite en droits pour les séries reprises en volume. Il y a deux types de contrat : sur les ventes, ou sur les tirages, mais le taux est alors moindre, car il prend en compte l’estimation des retours, parfois considérables.
Entre les publications, les dessinateurs peuvent reprendre certaines planches dont ils ne s’estimaient pas satisfaits, mais qu’ils ont dû envoyer dans l’urgence de la parution. « Certains le font systématiquement » reconnaît l’éditrice, ce qui laisse supposer l’état de frustration dans lequel ils ont livré la première version. L’auteur peut aussi supprimer des pages ou reprendre des morceaux de l’histoire.