« Il n’y a pas péril en la demeure, c’est un simple retour à la réalité ». C’est ainsi qu’Ahmed Agne, cofondateur des éditions Ki-oon, résume la situation du secteur du manga : oui, le marché est en recul par rapport à 2022, mais il reste dominateur et dynamique. « Après des années post-Covid hors norme, pendant lesquelles le marché a tout simplement doublé, un rééquilibrage est constaté, mais les niveaux restent très haut », confirme Nicolas Ducos, directeur marketing et commercial de Kana (groupe Média-Participations). Le recul est variable selon les éditeurs, mais se situe en moyenne autour de 18% en volume. Impressionnant, mais les sommets atteints étaient tels, que l’atterrissage était attendu. « Le marché a atteint un palier : il stagne, voire il baisse, mais il ne reviendra pas à ses chiffres d’avant Covid », rassure Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat manga.
Outre la régulation prévisible d’un secteur à la croissance délirante, les raisons d’un premier semestre 2023 en berne sont multiples. « Il y a peut-être eu moins de gros lancements, le Pass Culture a servi à autre chose qu’à acheter des mangas, et le portefeuille des lecteurs n’est pas extensible en période de crise et d’inflation », liste Nicolas Ducos. « On a rattrapé le rythme de publication japonais des grosses séries actuelles, alors on sort moins de nouveaux tomes de chacune », ajoute Grégoire Hellot, directeur de la collection Kurokawa (Univers Poche).
Le retour à une concurrence des loisirs culturels avec la fin du Covid et la hausse des prix de vente jouent aussi. Même pour les gros lecteurs. « Il est devenu plus difficile de lancer des nouvelles séries car les fans qui en suivaient 6 ou 7 avant en suivent désormais 12 ou 13, et c’est compliqué de tout acheter, analyse Ahmed Agne. De plus, le nombre de nouvelles séries lancées a explosé en deux ans. Oui, le gâteau a grossi, mais il y a aussi de nouveaux acteurs ambitieux, et il y aura forcément de la casse quelque part ».
Surenchère sur les licences et les tirages
Certains éditeurs ayant acquis des licences au prix fort – voire à un prix déraisonnable, selon plusieurs acteurs de la place – risquent de peiner à trouver la rentabilité avec des ventes trop faibles par rapport à l’investissement. À cela se sont ajoutées les tensions de planning chez les imprimeurs et la pénurie de papier – écueils surmontés pour le moment. Dès lors, les tirages 2022 avaient bondi d’une manière qu’on trouverait, aujourd’hui, inconsidérée, et les possibles retours massifs pourraient fragiliser les éditeurs les moins solides.
Ce n’est pas le cas du géant Crunchyroll, mais il faut se souvenir que le tirage des premiers tomes de Dandadan, son manga événement de l’automne dernier, était annoncé à 250 000 exemplaires, alors que la série tire aujourd’hui autour de 90000 exemplaires au tome…
La contraction du marché entraîne classiquement « un effet de polarisation sur les blockbusters, avec un gouffre qui se creuse avec les séries plus petites », constate Satoko Inaba. Grégoire Hellot tempère : « La polarisation a toujours existé et a été la cause de la mini-crise de 2009, quand plusieurs mangas phares sont arrivés à leur terme. Mais je suis plus serein aujourd’hui car, à part One Piece, les séries phares sont moins longues – entre 25 et 40 tomes, contre 60 ou 80 auparavant ». Et Ahmed Agne abonde : « Le renouvellement est plus régulier, permet à davantage de grosses séries de cohabiter, épuise moins les auteurs et dilue le risque. Dès lors, Ki-oon est moins dépendant de la seule My Hero Academia, et c’est rassurant ».
Le manga français sourit enfin
Dans cette pause de croissance, quelques bonnes nouvelles se confirment. D'abord le retour des éditeurs nippons sur les lieux de Japan Expo, dans un business center qu’on attend bouillonnant. Et ensuite la montée en puissance, modeste mais réelle, des mangas de création par des auteurs français, ou japonais mais signés par des éditeurs français (chez Ki-oon principalement). « On constate un vrai changement de vision des lecteurs et des libraires envers les mangas français, s’enthousiasme Marie Vautrin, responsable des relations libraires chez Pika. Ils ne sont plus dénigrés et intègrent les rayons comme les autres mangas. Alors que leurs auteurs sont très demandés en dédicace ».
Cela tient aussi au fait que le manga est devenu un vrai moteur en librairie : de plus en plus de généralistes ouvrent un rayon au genre, et de nombreuses spécialitées sont nées. « On a une génération de libraires qui connaissent désormais très bien le manga et qui sont d’excellents prescripteurs, sourit Satoko Inaba. Ce sont aussi eux qu’il nous faut convaincre dans nos opérations de communication. » Car ils seront en première ligne du rebond attendu du secteur.