Livres Hebdo - Comment ce livre, Et rien d’autre, est-il né ? De quel besoin procède-t-il ?
James Salter - J’avais depuis longtemps le projet d’écrire un roman qui s’intitulerait en anglais Toda - pour exprimer l’idée d’un "tout" -, de raconter la vie de quelqu’un qui a tout vécu : la guerre, l’amour, l’infortune, la trahison. Finalement, on m’a dit : "Tu ne peux pas choisir ce titre, personne ne va comprendre ce que ça veut dire." Alors j’ai changé le titre, mais le livre est le même.
Et rien d’autre est-il en quelque sorte le pendant d’Un bonheur parfait ?
Je dirais qu’on peut les ranger sur la même étagère d’une bibliothèque. On y traverse à peu près la même époque.
Pourquoi ce silence de dix ans ?
Qui a dit que j’avais arrêté d’écrire ? Non, j’écrivais. C’est simplement que je n’ai rien achevé pendant cette période.
Peut-on lire Et rien d’autre aussi comme l’affirmation de la permanence du roman ?
Je ne parlerais pas de "démonstration", mais plutôt d’une manifestation et peut-être d’une preuve de ce pouvoir.
Vous semble-t-il que le monde littéraire que vous décrivez dans Et rien d’autre est un monde disparu à jamais ?
Oui, ces gens ont disparu, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Les choses, les manières de faire et les gens disparaissent.
Des écrivains de votre génération, lequel ou lesquels, selon vous, traverse(nt) le mieux l’épreuve du temps ?
J’appartiens, en gros, à la génération de Norman Mailer, Philip Roth, John Updike, Raymond Carver, William Gaddis, John Cheever, Tom Wolfe, Toni Morrison ou Joyce Carol Oates. Sans oublier Saul Bellow, qui est né un peu plus tôt, William Styron, et beaucoup d’autres. En termes de postérité, je pencherais pour Toni Morrison, Joseph Heller et Saul Bellow.
Et parmi la jeune génération, qui, selon vous, est le plus digne d’intérêt ?
Michael Chabon, William T. Vollmann, Richard Ford.
Vous dites-vous parfois que vous auriez pu ne pas écrire ?
J’aurais facilement pu ne pas devenir écrivain, devenir architecte ou designer. J’aurais pu faire des films. J’aurais pu ne jamais être publié et rester un amateur dans ce domaine. Un ou deux refus supplémentaires auraient pu avoir raison de cette ambition. Mais le désir d’écrire, je ne crois pas qu’il m’aurait quitté un jour. C’est un plaisir d’écrire des lettres, un journal, n’importe quoi. C’est une forme de contemplation, de possession. J’avais ça au fond de moi, d’une certaine manière.
Quelle est pour vous, en tant qu’écrivain, l’importance de la judéité ?
Ça n’a aucune importance.
En France, on a souvent voulu voir en vous un trait d’union entre les œuvres de Fitzgerald et d’Hemingway. Qu’en pensez-vous ? Ne vous situez-vous pas plus volontiers du côté de Nabokov ?
En tant que moderniste, ça ne me semble pas absurde que l’on considère que je marche sur leurs pas. Ils sont tous les deux nés vingt-cinq ans avant moi. Ce sont eux qui m’ont transmis l’excitation de l’écriture, ainsi que Thomas Wolfe qui connaissait la même notoriété à l’époque. Ce sont probablement eux qui m’ont appris l’idée du romantisme. On ne trouve pas d’enfants dans les romans d’Hemingway et de Fitzgerald. Il est toujours question d’hommes et de femmes. Il n’y a pas de vaisselle à laver chez eux. Nabokov faisait partie de la même génération, mais sa magnifique prose échappe à toute classification. Il est unique en son genre. Et puis, des trois, c’est le seul qui est capable d’introduire une dimension comique. Ses livres peuvent vous faire rire aux larmes ou vous briser le cœur. Il sait tout faire.
Et rien d’autre est-il aussi un chant d’amour à New York ?
C’est une lettre d’amour aux "lieux" au sens large du terme. J’entends par là les lieux qui servent de décor au livre et ceux qui font la ville de New York.
Et rien d’autre est-il conforme aux "ambitions" que vous aviez pour lui en commençant à l’écrire ?
Non. J’aurais dû davantage l’étoffer. J’aurais pu développer la fin et supprimer l’idée du doute, mais l’histoire était terminée.
Quand vous écrivez un roman, vous ne faites que ça ?
En ce moment, j’écris deux heures en fin de matinée et peut-être deux de plus en début de soirée. Ça ne m’arrive plus de passer des journées entières à écrire sans m’arrêter ou jusque tard dans la nuit. L’écriture frénétique a laissé place à un travail consciencieux.
Au début d’un livre, avez-vous toute l’intrigue en tête ?
J’ai pratiquement tout en tête, mais il m’arrive parfois de devoir changer des choses.
Lequel de vos livres a été le plus difficile à écrire ?
L’homme des hautes solitudes a été un roman difficile à écrire, le plus difficile, oui. Les deux protagonistes [deux amis passionnés par la montagne, NDLR], je les connaissais à peine. C’est un roman sur l’escalade. Je n’ai jamais vraiment eu l’intention de l’écrire, mais un jour j’ai vu un reportage sur un alpiniste, une interview tournée dans un champ quelque part, et j’ai compris de qui il s’agissait, quel genre d’homme il était. Le reste est venu tout seul.
Avez-vous déjà abandonné un livre en cours de route ?
Oui, deux ou trois fois.
Que pensez-vous du creative writing ?
Je trouve ce terme étrange. La fiction, c’est du creative writing.
Achetez-vous des livres sur Amazon ? Lisez-vous sur une tablette ?
Ma femme et moi achetons des livres sur Amazon. Nous n’avons pas de librairie près de chez nous. Nous empruntons beaucoup de livres à la bibliothèque municipale. Ma femme se sert beaucoup de son Kindle. Moi je préfère le papier, les livres. On peut corner les pages, écrire dedans, prendre des notes sur les pages de garde. Ils sont réels.
Quand avez-vous commencé à écrire ? Quand avez-vous décidé de devenir écrivain ?
Je ne me rappelle pas quand j’ai commencé. Probablement pas avant l’université, mis à part quelques poèmes. J’ai décidé de devenir écrivain quand le manuscrit de mon premier roman, The hunters [inédit en France, à paraître aux éditions de L’Olivier, NDLR], a été accepté.
Vous souvenez-vous de la parution de votre premier livre. Dans quel état étiez-vous ?
Je m’en souviens très bien. J’étais fier comme un paon. J’étais assis dans un bus, mon premier exemplaire entre les mains. Je me suis tourné vers mon voisin et j’ai dit : "Vous voyez ce livre ? C’est moi qui l’ai écrit."
Vous arrive-t-il de relire vos livres ?
Rarement, et très peu d’entre eux.
Ecrivez-vous facilement ?
Non.
Avez-vous déjà croisé quelqu’un en train de lire un de vos livres ?
Je me souviens d’une seule fois où c’est arrivé. J’ai demandé à la personne si le livre lui plaisait ou ce qu’elle en pensait et elle m’a répondu : "C’est pas mal."
Qu’est-ce qui a changé dans le monde de l’édition américaine depuis vos débuts ?
Beaucoup de choses ont changé et changent encore aujourd’hui.
Propos recueillis par courriel par Alexandre Fillon et Olivier Mony, traduits par Cyrielle Ayakatsikas
(1) Denoël, 1981, repris aux éditions des 2 Terres et à paraître le 21 août chez Points.
Le maître
"Phrase après phrase, Salter est le maître", clame Richard Ford. Difficile de mieux dire à propos de l’auteur d’Un bonheur parfait (éditions de l’Olivier 1997, repris chez Points). Un styliste, élégant et précis, de haute volée, dont le dernier roman en date, Et rien d’autre, est un nouveau tour de force. Le rideau s’ouvre pendant la phase terminale de la guerre dans le Pacifique contre le Japon. Officier de marine, le héros de Salter est le sous-lieutenant Philip Bowman.
Né en 1925 comme l’écrivain, il a un père avocat parti de la maison quand il avait 2 ans et une mère qui ne s’est jamais remariée. Le jeune Philip a toujours été proche de son oncle et sa tante qui tiennent un restaurant. Rendu sain et sauf à la vie civile, il étudie l’allemand à Harvard. Pense vouloir devenir un scientifique avant d’être tenté par le journalisme. Puis de démarrer dans l’édition chez Braden & Baum.
Bowman a lu Tolstoï et John O’Hara. Il aime traîner dans les bars de New York, regarder les femmes. Son premier flirt se nomme Susan Hallet, une fille de Boston élancée. La blonde Viviane Amussen, elle, vient de Washington et travaille comme hôtesse d’accueil chez un notaire. Rapidement, Bowman lui explique qu’elle lui fait penser à un poney tant elle a l’air belle et libre.
A New York, monsieur emmène la dame dans un restaurant où Hemingway a situé sa nouvelle Les tueurs. Il aime sa compagnie, l’avoir auprès de lui. Il l’épouse, malgré l’avis défavorable de Amussen père, et divorce d’avec elle ensuite… Salter nous promène dans un monde englouti en parlant admirablement de la fragilité des choses et de l’amour, "cette fournaise dans laquelle tout se consume".
L’écrivain a l’art de la scène, du dialogue, du raccourci. Une manière musicale de peindre les êtres et les lieux d’un geste assuré et gracieux. Aucune fausse note chez ce prosateur au sommet de son art à la mélodie élégante et langoureuse. Aérien et profond, Et rien d’autre tient du chef-d’œuvre.
Al. F.
James Salter, Et rien d’autre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, éditions de l’Olivier, 22 euros, 365 p., ISBN : 978-2-8236-0290-6. Sortie : 21 août.