Vous dessinez depuis très longtemps. Qu’est-ce qui a le plus changé pour vous ces vingt dernières années ?
Je dirais que j’ai beaucoup plus de liberté qu’avant, surtout depuis que j’ai arrêté Adèle Blanc-Sec. Je n’ai jamais été un grand fan des séries. Vous dessinez un album, le dernier paru fait vendre tous les autres… Si j’avais écouté mon éditeur, j’aurais fait quarante tomes. Je ne suis pas très à l’aise dans ce fonctionnariat de la bande dessinée.
Le succès d’Adèle Blanc-Sec vous a permis de vous émanciper, en quelque sorte…
Oui, à mes débuts chez Casterman, mes scénarii devaient être proposés, relus, discutés. Aujourd’hui, j’ai une liberté totale au niveau des histoires. Et puis j’ai pu essayer des trucs expérimentaux plus bandants ailleurs, chez Futuropolis par exemple. J’avais cette hargne de la bande dessinée enfantine, qui ne parle que d’avions et de cow-boys. Je m’étais dit qu’il fallait que je me tourne vers la littérature pour sortir la BD de cette gangue de médiocrité. J’ai voulu adapter Arsène Lupin, mais les ayants droit ont refusé. Ça a été fait depuis, mais, à l’époque, proposer d’adapter un roman en BD, c’était considéré comme une insulte pour les auteurs !
L’auteur de BD est-il mieux reconnu en tant qu’artiste aujourd’hui ?
On reste quand même le débile de la classe. Un jour, lors d’une interview, un journaliste m’a dit qu’il ne connaissait pas du tout mon travail. On ne se serait jamais permis de faire ça avec un écrivain. Mais bon, les médias sont plutôt bienveillants.
Les nouveaux outils ont-ils changé votre manière de travailler ?
Comme vous le voyez, je travaille toujours à l’ancienne : crayon, papier… Je n’utilise pas d’outils numériques sauf pour la mise en couleur, image par image. Là, je trouve que les ordinateurs sont pratiques. Avant, pour coloriser, on utilisait une planche où les contours étaient en bleu, des calques, et à l’impression on n’avait pas toujours le résultat qu’on voulait. Les couleurs qu’on imaginait sortaient différentes, ça donnait des résultats bizarres, c’était moyenâgeux. Par contre, ceux qui travaillent entièrement en numérique aujourd’hui n’ont plus d’originaux, où on aperçoit les erreurs, les corrections, les ratures.
Vous le déplorez ?
Je trouve ça dommage. J’ai l’original d’un célèbre dessinateur américain. Sur une planche, il y a une voiture qui roule dans le mauvais sens d’une case à l’autre. On voit toutes les rustines qu’il a utilisées pour corriger ça, c’est fascinant. Quand je me mets au travail, la première chose que je fais, c’est revenir sur ce que j’ai fait la veille et observer tout ce qu’il faut reprendre. Ça me permet de ne pas refaire les mêmes erreurs, d’anticiper sur des difficultés qui reviendront. Avec le numérique, ce n’est pas possible.
Vous avez été édité par plusieurs maisons, mais Casterman est votre éditeur historique. Comment cela se passe-t-il depuis le rachat de la maison par Gallimard ?
Ça se passe comme pour beaucoup, je pense. Je suis en contact avec un éditeur, quelqu’un qui s’occupe de deux ou trois dessinateurs. Vous lui expliquez ce que vous allez faire, pourquoi vous êtes en retard sur tel projet, et voilà. Mon interlocuteur n’est plus le même depuis le rachat, mais ça n’affecte pas mon travail, parce qu’ils ont la même logique : quand on commence un travail, on le finit. Donc, quand mon éditeur est remplacé, son successeur s’occupe de reprendre là où l’ancien s’était arrêté. Ensuite, chaque éditeur peut avoir son propre avis sur ce que je suis en train de faire, mais bon…
Vous avez commencé dans Pilote. Regrettez-vous la disparition des revues de prépublication ?
Oui, c’était essentiel pour avoir un retour des lecteurs sur ce qui allait ou n’allait pas dans une histoire. Un jour, j’étais dans le métro. Un homme à côté de moi lisait Pilote. Du coup, je l’ai observé. Je le voyais tourner les pages, et je savais à quel moment c’était mon tour, j’étais en fin de numéro. Et quand il est tombé sur mes pages, il s’est mis à les feuilleter sans les lire. (Rires.)
Est-il plus difficile d’être un jeune auteur en 2014 qu’à vos débuts ?
Je n’aimerais pas débuter aujourd’hui. Avant, il y avait toutes ces revues par lesquelles on pouvait se faire connaître. La prépublication, si elle avait du succès, menait à la publication d’un album. Maintenant, je vois des jeunes mecs qui sont directement édités. Ils n’ont pas le temps de se faire la main sur la longueur. Je ne sais pas comment ils sont rémunérés… Et si le deuxième tome ne marche pas, ils se cassent la gueule. Et puis aujourd’hui il y a dans la BD une tendance à l’autobiographie qui ne me plaît pas. Je n’ai rien contre le fait de raconter sa vie, si l’auteur a passé trois fois le cap Horn. Mais si c’est pour raconter son divorce ou ses vacances, je m’en fous un peu. Le pire, c’est que j’y cède moi-même en quelque sorte, puisque l’album sur lequel je travaille actuellement raconte la captivité de mon père, un homme toujours en colère.
Quels sont vos goûts en tant que lecteur ?
Avant je lisais beaucoup de science-fiction, c’était la grande mode. Du polar aussi. Mais j’ai de plus en plus de mal à lire des romans, parce que ce truc de l’autobiographie a aussi atteint les livres, et que chaque fois que je lis un roman, je pense surtout à l’adaptation, la mise en images. Aujourd’hui, je lis surtout des ouvrages d’historiens, des livres de documentation. Ces derniers temps, j’ai lu pas mal de bouquins grand format, avec des photos.
Pas de bandes dessinées ?
Ah, la BD ! C’est autre chose. A chaque fois que j’en lis une, je me dis : "Ah, là il aurait fallu faire comme ça, là il aurait dû faire ça !" (Rires.)
Vous avez reçu deux Eisner Awards en 2011 pour votre travail sur la guerre de 1914-1918. Que pensez-vous du traitement historique qui en est fait aujourd’hui ?
Les choses évoluent. Il y a une dizaine d’années, un responsable politique m’a dit : "S’intéresser à la guerre, c’est sale et ça rend con." Il y a moins d’ignorance aujourd’hui sur le sujet, il y a plus de livres et de documentation qu’il y a dix ans. Mais quand on voit certaines images, tirées de films comme Lessentiers de la gloire ou Verdun, visions d’histoire, qui sont présentées comme des images d’archives, il y a un vrai problème ! Et j’ai quand même l’impression que beaucoup d’historiens considèrent encore la BD comme un sous-genre.
Et dans la fiction ?
La représentation de la guerre et de la violence diffère en passant d’un livre à une bande dessinée. Par exemple, on a tous lu l’histoire du mec avec ses tripes qui lui sortent du ventre. J’avais lu celle d’un soldat qui retenait les siennes dans son casque. Si je représentais cela en bande dessinée, l’effet ne serait plus du tout le même, ce serait plutôt comique… Dans mon travail, j’essaie le plus souvent possible de montrer le résultat de la guerre sur les hommes plutôt que la guerre elle-même. C’est délicat.
Vous avez lu Le collier rouge de Jean-Christophe Rufin, ou Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre ?
Je n’ai pas lu Rufin, mais j’ai lu en partie le livre de Pierre Lemaitre. Il y a une scène, au début, dans laquelle il décrit un soldat qui retire une baïonnette d’un fusil avant de s’en servir pour creuser la terre. Seulement, les baïonnettes françaises ne faisaient que quelques centimètres de long ! Alors, quand je dis que certains ouvrages ne sont pas assez documentés, on me dit "Mais ce n’est pas ça le plus important, c’est le récit, etc.". Je ne dis pas que la scène n’est pas crédible, mais je ne vois pas ce que quelques recherches auraient enlevé au roman.
Vous avez des retours de vos lecteurs ?
Oui, je reçois des lettres. Il y a des gens qui m’engueulent parfois. Un lecteur dont le père était paysan m’a dit que je décrivais les paysans comme des peureux, alors que son père avait agi pendant la guerre. D’autres remarquent des erreurs. Les signatures sont le seul moment où vous rencontrez les gens. Ce n’est jamais satisfaisant parce qu’on voudrait passer plus de temps avec certains lecteurs, mais ce n’est pas possible, il y en a d’autres qui attendent derrière, le temps est limité. C’est pour ça que je ne vais plus signer dans les librairies depuis une quinzaine d’années. Il y a trop de monde, on n’a plus le temps.
Qu’attendez-vous des commémorations de cette année pour le centenaire de la Grande Guerre ?
J’attends de voir…