Ivan Jablonka : « La remise en question traverse beaucoup plus d'hommes qu'on ne le croit. »

Ivan Jablonka photographié chez lui. - Photo Olivier Dion

Ivan Jablonka : « La remise en question traverse beaucoup plus d'hommes qu'on ne le croit. »

Professeur d'histoire contemporaine, coéditeur de la collection « La République des idées » au Seuil, écrivain d'essais transversaux, Ivan Jablonka retrouve sa méthode de recherche de prédilection pour enquêter sur la construction sociale de sa masculinité. Il publie Un garçon comme vous et moi au Seuil. Tirage à 20000 exemplaires.

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Par Véronique Rossignol
Créé le 19.01.2021 à 17h39

Un garçon comme vous et moi se présente comme une « socio-histoire de votre garçonnité », cette forme de récit qui est votre signature depuis Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus.

Ivan Jablonka : Mon livre parle d'enfance et, en cela, il est dans la continuité de tout mon travail depuis ma thèse, consacrée aux enfants abandonnés au XIXsiècle. Plus précisément, il se situe à l'intersection de mes deux livres précédents. Il reprend la méthode de socio-histoire que j'avais employée dans En camping-car, où je racontais mes vacances familiales dans les années 1980. Et il est dans la lignée de Des hommes justes, qui s'interrogeait sur le masculin. Les hommes justes relèvent encore de l'utopie. Aujourd'hui, il n'existe que des hommes réels. Comme moi.

Ivan Jablonka- Photo © HERMANCE TRIAY 2017

Ce retour à une auto-socio-biographie est-il une réponse aux critiques qui ont accueilli la parution de Des hommes justes, notamment de la part de certaines féministes ?

Non, pas directement. Il s'agit de comprendre la construction du masculin chez un garçon né dans les années 1970. J'ai voulu identifier l'éducation-garçon que j'ai reçue - que nous sommes nombreux à avoir reçue - entre Goldorak, les premiers jeux vidéo, les coups francs de Platini et l'explosion du porno. Cette socialisation de genre, qu'on pourrait définir comme la manière dont l'identité sexuée s'inscrit dans le temps des individus et des générations, explique comment, né garçon, je suis devenu homme. Car si être un garçon comporte bien sûr un aspect biologique, c'est aussi un phénomène social. Analyser notre garçonnité, c'est donc comprendre comment on intègre - ou pas - le masculin. Il s'agissait de retracer mon parcours à la lumière de collectifs et d'institutions comme la famille, l'école, la caserne, puisque j'ai fait partie des derniers hommes en France qui ont fait leur service militaire. Toute cette culture masculine s'apprend.

Vous avez élaboré une approche que vous développez dans L'histoire est une littérature contemporaine - Manifeste pour les sciences sociales, en écrivant des livres qui tiennent à la fois du récit et de l'enquête, qui brouillent les genres, dans lesquels vous utilisez ce que vous appelez un « je » de méthode.

Je dis « je » pour être transparent, honnête, sans masque. Pour que l'on sache qui parle et d'où. C'est un pacte avec le lecteur. Ici, je parle en tant que garçon, comme j'ai parlé en tant que petit-fils dans le livre sur mes grands-parents et en tant qu'homme dans Laëtitia. Mais ce « je » est un « nous ». Je fais moins le portrait de moi-même que celui d'une génération. Pour raconter la société qui a fabriqué l'homme que je suis devenu.

Vous esquissez les contours de votre masculinité, qui est marquée par une distance avec le masculin. C'est une masculinité hybride, dominée...

Une masculinité ambiguë, en tout cas. Car il y avait un malaise dans ma masculinité. Je refusais l'obligation virile, la masculinité d'ostentation, tout en excès et fanfaronnades. Mon goût pour la lecture, les confidences et l'autodérision m'a poussé du côté de la culture féminine ou gay plutôt que vers celle du surfeur blond que j'aurais sans doute aimé être. C'est comme si ma masculinisation était un processus inachevé. Plus tard, en tant qu'homme blanc, hétéro, aisé, prof de fac - toutes ces positions de pouvoir -, je me suis retrouvé de fait dans une masculinité de domination. Mais cette ambiguïté-là, le fait d'avoir plusieurs hommes en moi, est une bonne position pour les analyser.

Cette position de dominé parmi les dominants se caractérise, entre autres, par la soumission à des formes d'injonctions contradictoires...

Enfant, j'ai intégré cette injonction paradoxale. Il fallait être le premier et, en même temps, ne pas la ramener. C'est ce que j'appelle dans mon livre la « morale Goldman », qu'on retrouve dans plusieurs de ses chansons. Il y avait, de la part de mes parents, une attente d'excellence à laquelle j'ai essayé de répondre à travers la réussite scolaire. Elle s'expliquait, sociologiquement, par mon appartenance à la classe moyenne cultivée en voie d'ascension et, historiquement, par le fait d'appartenir à une famille juive victime de la Shoah. « Être le premier », comme dit Jean-Jacques Goldman, mais avec modestie, parce que c'est ton devoir.

Vous écrivez : « L'écriture est mon sport. J'écris comme je nage, pour ne pas couler. » Vous sentez-vous écrivain ?

J'ai commencé à écrire des poèmes au lycée, à un moment où j'avais un profond sentiment de solitude. Ces poèmes nuls, je les écrivais pour être lu, pour aimer, mais aussi pour être aimé. C'est resté pour moi le fondement de l'écriture. Au début des années 2000, au moment où je travaillais à ma thèse d'histoire, j'écrivais des romans en catimini. J'étais déchiré entre ces deux formes. Il m'a fallu dix ans pour parvenir à trouver une méthode qui concilie l'histoire et la littérature (de non-fiction). Mais avant d'être un écrivain, je suis un chercheur. C'est ma première identité, la plus importante. Si j'ai plusieurs activités, professeur, éditeur, auteur, elles consistent toutes à produire des connaissances et à les diffuser.

Comme dans Des hommes justes, en montrant toutes les identités qui nous traversent, votre nouveau livre incite à refuser une masculinité unidimensionnelle qui restreint et opprime...

Mon but est d'engager les hommes à faire un retour sur eux-mêmes et à interroger la culture masculine dont ils sont le produit. Le mouvement #MeToo a libéré la parole des femmes, mais le silence des hommes n'est pas encore brisé. Car ne pas s'interroger sur son parcours de garçon, sur sa garçonnité, sur ses prérogatives comme sur ses failles, fait précisément partie de la culture masculine dominante. Pourtant, cette autoanalyse, cette remise en question, traverse beaucoup plus d'hommes qu'on ne le croit. Il me semble qu'ils sont de plus en plus nombreux à se sentir à l'étroit dans les modèles normatifs de réussite professionnelle, d'affirmation et d'arrogance que la société leur propose. En particulier dans les jeunes générations, pour qui ces réflexions sont devenues plus naturelles. Moi, quand j'étais enfant, les mots « genre » et « masculinité » n'existaient pas. Or il est difficile de penser et de se penser quand on n'a pas les mots. Les sciences sociales et la littérature servent aussi à cela.

Ivan Jablonka
Un garçon comme vous et moi
Seuil
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 20 € ; 320 p.
ISBN: 9782021470079

Cas d'école

Vous n'êtes pas un garçon ? Ce n'est pas grave. Vous n'êtes pas non plus né à Paris en 1973. Vous n'avez jamais vu Un monde sans pitié et jamais manipulé un Rubik's Cube. Vous n'avez pas grandi dans une famille qui a failli être entièrement exterminée. Vous n'êtes pas le fils aîné de « juifs laïcs épris de la France des lumières et de droits de l'homme ». Votre père n'était pas ingénieur ni votre mère prof de lettres classiques. Vous n'avez pas fait allemand première langue au collège, une terminale scientifique au lycée Henri-IV... Personne n'est parfait. Mais il y a néanmoins toutes les chances que les émouvantes archives, souvent très intimes, réunies par Ivan Jablonka pour composer Un garçon comme vous et moi - on pense inévitablement à Annie Ernaux ou à Camille Laurens -, vous parlent. Parce qu'on en a tous connu des Cloé, des Benoît et des Yann. Ou des fantômes qui leur ressemblent. Qu'on a tous été formés et déformés à cette école-là.

« Raconter la société qui a fabriqué l'homme que je suis devenu. »

« Raconter la société qui a fabriqué l'homme que je suis devenu. »

« Je dis "je" pour être transparent, sans masque. C'est un pacte avec le lecteur. »

« Je dis "je" pour être transparent, sans masque. C'est un pacte avec le lecteur. »

ENCADRE BIO

1973 Naissance à Paris. 1991 Baccalauréat série C au lycée Henri-IV. 1994 Entre à l'ENS. 2004 Publie son premier essai au Seuil, Les vérités inavouables de Jean Genet. 2012 Raconte l'histoire de sa famille victime de la Shoah dans Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus. 2019 Des hommes justes - Du patriarcat aux nouvelles masculinités2020 Diffusion sur France 2 de la minisérie adapté de Laëtitia ou la fin des hommes (prix Médicis 2016), réalisée par Jean-Xavier de Lestrade.

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