Erri De Luca écrit ses livres comme il escalade à mains nues la montagne et, avec le temps, ses prises sont de plus en plus sûres, le mouvement réduit à son essence, économe et condensé, à la recherche de la vérité du geste. Le tort du soldat appartient à cette quête. On y apprend par la bouche de l’un de ses deux narrateurs, un écrivain qui lui ressemble, à qui un éditeur a confié la traduction du yiddish vers l’italien des récits d’Israel Joshua Singer, frère aîné du prix Nobel Isaac Bashevis Singer, que "vérité" - en hébreu, èmet - est féminin, mais devient masculin en yiddish, "perdant en consistance". "En hébreu elle est absolue, en yiddish elle est relative."
Alors qu’il travaille sur sa traduction, l’homme se retrouve assis dans une auberge des Dolomites à côté d’une femme d’une quarantaine d’années et d’un homme, une fille et son père qui parlent allemand avec l’accent autrichien. Dans la deuxième partie, c’est la femme qui témoigne. Elle s’engage à être "précise". Elle raconte l’histoire de son père, criminel de guerre planqué sous un uniforme de facteur. Un soldat vaincu qui estime que son seul tort a été d’être battu. Un homme sans remords qui croit lire des prophéties dans la Kabbale qu’il s’est mis en tête de déchiffrer. Le récit court de Vienne au Tyrol du Sud jusqu’à Ischia où la famille en cavale passait ses vacances l’été. L’île de l’enfance où la fillette a appris "à flotter", à faire la planche avec un fils de pêcheur "sourd-muet".
Dans la première partie du récit, l’écrivain narrateur se souvient qu’il a décidé d’apprendre le yiddish à son retour des commémorations du cinquantenaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie, en avril 1993. "Le yiddish a été mon entêtement de colère et de réponse." Traduire une "langue devenue muette", avec la "destruction" des 11 millions de Juifs d’Europe de l’Est qui la parlaient, apparaît comme un acte compensatoire minuscule à travers lequel on prend part à une forme de responsabilité commune. Une communion humble, par les mots, par la littérature, avec une histoire irréparable. A Auschwitz, écrit Erri De Luca, "j’ai fermé les yeux, je me suis endormi une minute, car je ne sais pas prier". V. R.