Le piratage de la Carte et le territoire aura donc fait long feu. Le blogueur qui avait gratuitement mis en ligne l’intégralité du roman de Michel Houellebecq sur son site a fait machine arrière, hier 1 er décembre. Gilles Haeri, le directeur général de Flammarion, m’a paru moins soulagé que… déçu : apparemment, il aurait aimé croiser le fer plus longtemps. Car on peut supposer que l’arrêt de l’infraction sonne du même coup l’arrêt des poursuites judiciaires : Flammarion ne voudra pas paraître s’acharner sur un individu. D’un autre côté, je me demande si Flammarion ne devrait pas se réjouir de cette capitulation en rase campagne. Car si la victoire judiciaire lui était acquise d’avance, la défaite dans l’opinion paraissait, hélas, tout aussi certaine. J’ai eu la curiosité de me promener (sur divers sites d’information, généralistes ou spécialisés en nouvelles technologies) dans les commentaires de lecteurs qui réagissaient à l’annonce de ce « piratage » du Goncourt 2010. Et j’ai pu constater qu’une large majorité d’intervenants (dont certains n’avaient jamais rien lu de Houellebecq, qu’ils connaissaient à peine) se rangeaient du côté du blogueur, contre le méchant écrivain, et son méchant éditeur. Ce qui n’avait, au fond, rien de surprenant. Il ne fait jamais bon s’en prendre à quelqu’un qui, fût-il le plus zozo des zozos, prétend rendre l’accès « libre » à un contenu culturel quel qu’il soit. Aussitôt, la communauté des Internautes se ligue pour le défendre, tant il est solidement ancré dans le monde des usagers de la Toile que « créativité » devrait rimer avec « gratuité ». Emportés dans leur élan, les Internautes approuvaient même la « justification » pour le moins fantaisiste du blogueur pirate.   Ainsi, un Internaute écrivait sur le site du Point  : «  En pompant Wikipedia, Houellebecq a tacitement accepté la licence Creative Commons : le travail qu'il en a tiré en devient libre de droit. Au regard de la licence CC, Houellebecq a donc vendu à Flammarion un texte qu'il n'avait pas le droit de vendre.  » Un autre écrivait sur le site du Figaro  : «  Le seul piratage (contrefaçon) dans cette histoire, c'est l'utilisation par Houelbeck [sic…] de textes de wikipedia en violation de la licence de ces textes. Du fait de cette utilisation, son roman devient de facto un travail dérivé de wikipedia, et il est alors réputé acceptant la licence de wikipedia (CC-BY-Share Alike) pour son œuvre. Cette licence autorise tout un chacun à reproduire et modifier l'œuvre, sous réserve d'attribution aux auteurs originaux (c'est à dire Houellebeck et les auteurs des articles de wikipedia) et de conserver les travaux dérivé sous la même licence. Mais je suppose que le concept de licence libre est incompréhensible pour un journaliste du Figaro...  ». Un troisième (sur le site du Parisien , si ma mémoire est bonne) affirmait même que cette affaire, et son traitement par les médias, trahissait un « manque évident de connaissance sur la Creative Commons de Wikipédia. On peut utiliser le contenu de Wikipédia pour l'exploiter vers un autre contenu qui respecte les mêmes règles de diffusion que Wikipédia ou avec l'accord du créateur du contenu. Donc une œuvre produite à partir d'une source Creative Commons gratuite doit être gratuite à son tour.  » Il se trouvait heureusement quelques Internautes pour raison garder. «  Citer une ou deux phrases de Wikimachin dans un roman n'a pas plus d'importance que de citer les horaires de la SNCF. Manufrance n'a pas revendiqué de droits sur les collages surréalistes, que je sache... Les Wikimachineurs ne font pas plus la loi qu'ils ne font la littérature  », écrivait ainsi un lecteur du site du Figaro . Et un autre, plus acerbe, s’en prenait directement à Wikipédia. Quand on sait ce que je pense de Wikipédia, on comprendra que je ne résiste pas à le citer longuement : «  Prétendre que le roman de Houellebecq doit être en libre téléchargement parce qu'UNE phrase de son roman ressemble vaguement à une phrase de cette pseudo-encyclopédie pathétique de wikibouse, c'est un peu comme prétendre qu'un avion doit être donné gracieusement parce que son train d'atterrissage est basé sur la "technologie" d'une roue. Il n'y a bien que des bas du front de contributeurs de cette pseudo-encyclopédie lamentable, résolument aussi intelligents qu'une colonie de cafards, pour affirmer de telles inepties. Si les imbéciles alimentant cette décharge publique d'édition massivement multi-joueurs avaient autant de talent que Houellebecq, que ce soit dans l'écriture ou dans la recherche bibliographique, wikipoubelle pourrait peut-être avoir le mince embryon de début d'espoir de mériter le nom d'encyclopédie.  » N’empêche, cette affaire aura au moins montré une chose : la confusion des esprits. Notre collaborateur, l’avocat Emmanuel Pierrat, s’est déjà livré, à plusieurs reprises, dans le blog qu’il tient lui aussi sur ce site, à un exercice pédagogique sur les notions de droit d’auteur, de licence créative, de « copy left », etc. Apparemment, il faudra en remettre une couche. «  Ce que va trancher le juge dans cette affaire, c'est la légalité de la licence Creative Commons. C'est dire si l'affaire est intéressante.  » écrivait un lecteur du site du Point , quand on pensait encore le procès inévitable. S’il se trompait dans sa formulation, il avait au moins raison sur un point : un procès aurait permis d’y voir plus clair.   Mais tout cela serait-il arrivé… si la Carte et le territoire (paru depuis trois mois, rappelons-le) avait été disponible en version numérique ? Sous le titre « Désert numérique », un lecteur du site du Point écrivait : «  J’ai voulu acheter le livre en e-book après son prix Goncourt : pas disponible. Il est là, le vrai problème, je crois !  » Evidemment ! Et on ne pouvait que sourire, hier, à l’annonce par Flammarion (concomitante à celle du retrait du texte « pirate »), d’une alternative légale, 20% moins chère que le livre papier, via la plateforme Eden. J’ai voulu titiller Gilles Haeri là-dessus, et lui faire dire que l’initiative du blogueur pirate avait sans doute précipité l’offre numérique. « Pas du tout », m’a-t-il assuré. «  Simplement, nous voulions négocier pour cet ouvrage, et tous les précédents de Houellebecq, et les négociations ont duré plusieurs mois avec son agent. Sans ce retard, La Carte et le territoire serait sorti en même temps en version numérique qu’en version papier  ». Dont acte.   Dernière chose : sur les sites spécialisés, les Internautes débattaient beaucoup de savoir si le pirate était ou non un « vrai libriste ». Oui, pour les uns. Non pour les autres, qui l’accusaient même de faire du tort à la cause des « libristes ». J’ai voulu savoir ce qu’était un « libriste » et — damned ! — j’ai bien été obligé de m’en remettre à wikipédia (reconnaissons leur au moins cette force : ils sont les plus réactifs pour donner la définition des néologismes non encore validés par les dictionnaires usuels). Un « libriste » est donc un «  fan de logiciel libre, défendant les valeurs correspondantes — la connotation est positive  ». Mais Wikipédia nous apprend que le terme désigne également «  un modéliste pratiquant le vol libre, c’est-à-dire faisant voler des modèles réduits non commandés  ». Le « vol libre » : voilà précisément l’oxymore qui manquait pour résumer la « philosophie » qui anime les pirates de l’Internet, et qu’ils rêveraient de voir institutionnalisée.
15.10 2013

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