Entretien

Hélène Carrère d'Encausse : "L'Académie va avec le monde"

OLIVIER DION

Hélène Carrère d'Encausse : "L'Académie va avec le monde"

En même temps que paraît le tome 3 du Dictionnaire de l'Académie française, neuvième édition depuis 1694, son secrétaire perpétuel publie une histoire de l'Académie et de ses rapports tumultueux avec le pouvoir politique. Hélène Carrère d'Encausse ambitionne d'ancrer "la vieille dame du quai Conti" dans la modernité, avec bientôt un blog des académiciens.

J’achète l’article 1.5 €

Par Jean-Claude Perrier
avec Créé le 10.04.2015 à 18h34

Livres Hebdo - Pourquoi aujourd'hui cette histoire de l'Académie française ?

Hélène Carrère d'Encausse - Fondée par Richelieu en 1634, officialisée par Louis XIII en 1635, l'Académie française aura bientôt quatre siècles ! Mais pourquoi attendre cet anniversaire ? Nous sommes entrés dans un monde nouveau. L'Académie évolue dans un environnement social, moral, politique totalement différent de celui de 1935, quand parut la huitième édition de notre Dictionnaire. L'Académie est de son temps, elle va avec le monde. Je suis très impressionnée par Internet et les réseaux sociaux, qui transforment la société, les rapports entre les êtres. Les hommes ne vivent plus où ils sont, ils vivent dans l'instant et pas dans l'histoire. Dans ce contexte, notre communauté nationale est à réinventer. Nous avons encore des institutions solides, comme le Conseil d'Etat et l'Académie française. Créée par le pouvoir pour être une caisse de résonance de sa politique, elle a toujours été dans le siècle. Mais elle a gagné son indépendance, notamment matérielle.

"Il ne s'agit pas de se lamenter, ni de vitupérer, il nous faut proposer une langue acceptable pour tous : les Français et ceux qui dans le monde ont "le français en partage"." HÉLÈNE CARRÈRE D'ENCAUSSE- Photo OLIVIER DION

De quoi vit l'Académie ?

Nous nous autofinançons, grâce aux dons que nous recevons et aux revenus de notre patrimoine immobilier, considérable. L'Etat ne nous aide qu'en hébergeant notre Académie, comme les quatre autres, dans le palais que Richelieu a légué à l'Institut de France à cet usage, et qui appartient à l'Etat. "L'Institut est notre prestataire de service », avait coutume de dire le cher Pierre Moinot. L'Etat nous aide aussi en détachant de l'Education nationale une douzaine d'agrégés qui constituent notre service du dictionnaire. C'est mon prédécesseur, Maurice Druon, qui a obtenu la mise en place de ce système, indispensable. Sinon, les travaux de la commission seraient beaucoup plus difficiles, donc plus lents. Mais l'Académie a aussi à assumer des dépenses grandissantes : les nombreux prix qu'elle décerne ainsi qu'un mécénat social important dans le cadre de la fondation Cognacq-Jay. Nous finançons aussi, par exemple, la soupe populaire du 6e arrondissement. Les académiciens, eux, ne coûtent pas cher à la collectivité : à chaque séance, chacun reçoit 139 euros de l'Etat et 33 euros de jetons de présence !

Au cours de son histoire, l'Académie française a tout de même failli disparaître deux fois.

En effet. La Révolution l'a supprimée en 1793, alors que Louis XVI avait déjà attenté à son indépendance en radiant certains académiciens qui lui déplaisaient et en nommant à leurs places d'autres, plus dociles. C'est l'abbé Morellet qui, avec l'aide de Lucien Bonaparte, a préservé ses archives et maintenu son existence "clandestinement" durant dix ans. Jusqu'à ce que, convaincu par ces deux hommes, Napoléon rétablisse l'Académie française en 1804, après toutes les autres ! Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste, tout-puissant, semblait avoir décidé de faire du passé "table rase". L'Académie, accusée -injustement - de "collaboration" parce qu'elle comptait parmi ses membres, élus bien auparavant, des officiels du régime de Vichy - dont le maréchal Pétain -, fut un temps dans le collimateur du nouveau pouvoir. Nul ne connaissait les intentions du général de Gaulle à son sujet. Mais Georges Duhamel et Paul Valéry, que le général admirait et estimait, ont tenu bon, laissé passer l'orage, de façon habile. Ainsi, Maurras et Pétain n'ont pas été radiés ni remplacés, mais leurs fauteuils laissés vacants jusqu'à leur mort. Aujourd'hui, les rapports entre l'Académie et l'Etat sont clairs : en 2006, Pierre Messmer, alors chancelier de l'Institut, a fait voter une loi qui garantit notre totale indépendance.

L'Académie ne joue-t-elle plus aucun rôle politique ?

Au contraire. Son rôle est de reconstituer la cohérence nationale grâce à la langue française. Laquelle a, depuis quelques années, complètement explosé. Il ne s'agit pas de se lamenter, ni de vitupérer, il nous faut proposer une langue acceptable pour tous :

les Français et ceux qui, dans le monde, ont "le français en partage". La neuvième édition de notre Dictionnaire, qui est en voie d'achèvement, sera ainsi plus moderne.

Vous intégrez désormais Internet à votre dispositif ?

Tout à fait. C'est Maurice Druon qui avait lancé notre site il y a déjà vingt ans. Sous l'impulsion du professeur Yves Pouliquen, il va être modernisé. On y trouvera notamment un blog des académiciens ! Et aussi une rubrique interactive, "Dire et ne pas dire", qui permettra aux internautes d'avoir accès aisément au Dictionnaire et aux règles de notre langue, fondement de notre patrimoine et de notre identité. Pour y accéder, l'adresse est Academie-francaise.fr, rubrique "Actualités", puis cliquer sur le lien "Dire, ne pas dire".

Qu'est-ce que la neuvième édition du Dictionnaire a de nouveau par rapport à la précédente, celle de 1935 ?

En quatre tomes au lieu de trois, elle accueille environ 60 000 mots, dont la moitié de mots nouveaux. Nous avons adopté des termes populaires, voire vulgaires, mais en pesant nos définitions, et en indiquant clairement le niveau de langue. Nous ne sommes pas des gendarmes, et on ne tape plus sur les doigts des enfants à l'école. Le monde lexicographique, lui aussi, a changé. Chaque mot est examiné par notre service d'agrégés, puis passe devant la commission, composée de douze académiciens. Une fois validées, les pages du Dictionnaire sont publiées en fascicules par le Journal officiel, puis rassemblées en volume. Le tome 3, qui paraît prochainement, va de « maquereau » à « quotité ». Ensuite, il y aura l'édition de poche, plus accessible. Enfin, le quatrième tome devrait paraître en 2015. Nous tenons le rythme de nos prédécesseurs : soixante à soixante-dix ans entre deux éditions.

Le dernier mot de la langue française sera-t-il toujours « zythum », la bière d'orge chère aux anciens Egyptiens ?

Je n'en suis pas certaine ! Le Dictionnaire de l'Académie est un dictionnaire d'usage pour nos contemporains...

Vous décernez chaque année votre grand prix du Roman, l'un des musts de la rentrée. Comment travaillez-vous ?

Nous suivons de près le courant, mais en toute indépendance. Rien n'empêche par exemple, dans nos statuts, un ancien prix Goncourt d'avoir le grand prix de l'Académie française. Il y a même un académicien Goncourt, récemment décédé, qui envisageait de nous rejoindre...

L'Académie a-t-elle en ce moment des sièges à pourvoir ?

Quatre, hélas. Statistiquement, nous subissons deux décès et demi par an...

Quel serait, selon vous, le casting idéal ?

J. M. G. Le Clézio, bien sûr, mais ça a échoué une première fois ; de même Milan Kundera, qui refuse de paraître en public et de faire des discours. Depuis la "révolution Yourcenar", j'aimerais bien étoffer les fauteuils féminins, avec des écrivains comme Noëlle Châtelet, ou Paule Constant... Nous verrons bien.

Votre fils, l'écrivain Emmanuel Carrère, qui vient de recevoir le prix de la Langue française à Brive, décerné par un jury où siègent plusieurs académiciens, dont vous-même, vous paraît-il un candidat possible ?

J'aime profondément ce qu'écrit mon fils. Avec Limonov, un livre extraordinaire où il entretient la "russité" de notre histoire familiale, il a franchi un palier supplémentaire dans son oeuvre. Quant à l'Académie, je ne pense pas qu'Emmanuel soit très "institutionnel".

Des siècles d'immortalité : l'Académie française, 1635-..., d'Hélène Carrère d'Encausse, Fayard.

350 pages, 20 euros, ISBN : 9782213666334. Parution : 9 novembre.

Dictionnaire de l'Académie française, vol. 3, Maq-Quo, Fayard.

628 pages, 75 euros, ISBN : 9782213666402. Parution : 23 novembre.

Les dernières
actualités