"Monsieur Curtis est à la fois un artiste et un ambassadeur expérimenté dont les images sont de véritables compositions et pas simplement des prises de vue ; son travail est bien plus que précis : il est profondément vrai." Ainsi parle le président Theodore Roosevelt de ce pionnier du photojournalisme dans sa préface à l’encyclopédie en 20 volumes, L’Indien d’Amérique du Nord, grand œuvre à la fois photographique et ethnographique d’Edward S. Curtis. Plus de trente ans de clichés - portraits, habitats, artisanat, rites - de témoignages, de rencontres avec les "Peaux-Rouges", ces autochtones dudit Nouveau Monde, Cheyennes, Nez-Percés, Apaches, Navajos, Pueblos, Hopis… Cette monumentale série eut le soutien financier du magnat des chemins de fer John Pierpont Morgan, qui exigea de Curtis le plus beau des ouvrages avec tirage sur vélin du Japon.
Les Grandes Plaines, les Rocheuses, le Grand Canyon… De la frontière mexicaine jusque chez les Inuits du Canada, le reporteur visionnaire arpente les territoires indiens du continent nord-américain, visitant ces quelque 80 tribus méconnues et déjà condamnées à une existence dans les réserves. Dépassant les préjugés racialistes de son époque, Curtis, c’est avant tout un regard, mêlant empathie et juste distance, humanité et esthétique. Il sublime chaque fois la précision anthropométrique par une lumière quasi romantique - Curtis s’inscrit clairement dans la veine pictorialiste des débuts de la photographie.
Comme en contrepoint de l’image du lonesome cow-boy du Far West, l’icône du "dernier des Mohicans", c’est bien lui qui l’a forgée : nulle photo sépia d’Amérindien utilisée encore aujourd’hui par la publicité qui n’ait la patte de Curtis. Il meurt pourtant dans l’oubli en 1952 près de Los Angeles, à l’âge de 84 ans.
Avec L’attrapeur d’ombres, Timothy Egan lui rend justice. Ainsi "la vie épique d’Edward S. Curtis" se redéploie-t-elle sous la plume de l’éditorialiste du New York Times et auteur de nombreux essais et reportages, lauréat du prix Pulitzer 2001. Comment ce fils de pauvre prédicateur du Midwest émigré sur la côte Ouest a commencé à faire de la photo grâce à un appareil de fortune fabriqué à l’aide du guide Wilson’s photographics ; son premier cliché : le portrait de "princesse Angeline", fille clochardisée du dernier chef des Duwamishs, See-ahlsh, qui donnera son nom à la ville de Seattle, et ultime survivante de sa tribu ; l’expédition Harriman en Alaska… C’est ici la rencontre d’un parcours exceptionnel et d’une écriture élégante et vive qui nous happe dans la poussière des routes sillonnées par le "grand frère blanc" photographe.
Sean J. Rose