Frédéric Pajak

Cet hiver 2014-2015 est la saison de la reconnaissance pour Frédéric Pajak : elle va à l’écrivain dessinateur de 59 ans dont le troisième volume de son Manifeste incertain vient de recevoir le prix Médicis essai. Mais les hommages s’adressent aussi à l’éditeur des "Cahiers dessinés", collection qu’il dirige depuis 2002 au sein du groupe Libella. A partir du 21 janvier, en effet, des dizaines de dessinateurs accueillis depuis douze ans dans cet espace éditorial unique seront à la Halle Saint-Pierre à Paris pour une exposition sous-titrée "Le dessin dans tous ses états".

Mélancolique

On le dit ombrageux, compliqué, exigeant voire difficile, peut-être comme tous ces authentiques mélancoliques, inconsolables orphelins du monde, qui traversent ses livres. Ces élans d’humeurs tristes dans lesquels l’affirmation (la face "manifeste") est consubstantielle du doute (l’incertain) s’entendent dans certaines inflexions de sa voix quand il s’énerve contre les "idéologies vieillottes et niaises", les livres lus sur ordinateur, l’école qui n’assure pas des missions éducatives fondamentales, "tout le monde devrait en sortir en parlant deux ou trois langues, en sachant dessiner et lire une partition"… Lui dont le grand-père et le père, mort dans un accident de voiture quand il était encore enfant, étaient peintres, a quitté l’école à 13 ans, claqué à 16 la porte des Beaux-Arts où il s’ennuyait, passé à 20 une année dans le désert du Hoggar en Algérie… Pajak qui a fait cent boulots dont "couchettiste dans les wagons-lits internationaux", a eu longtemps sa base en Suisse, tout en bourlinguant beaucoup, animé d’un net tropisme italien. Plus tard, il a été rédacteur en chef de revue et de journaux, à la marquante liberté de forme et de ton. Aujourd’hui, ces aventures dans la presse lui manquent beaucoup, dit-il.

Des morceaux d’autobiographie

Alors, bien sûr, on lit tout ça dans ses livres, dans ces "récits écrits et dessinés", où le texte et le trait en noir en blanc ne peuvent être désolidarisés, dans ce montage/alliage qui est sa signature. "Je suis enfant, dix ans peut-être. Je rêve d’un livre, mélange de mots et d’images. Des bouts d’aventure, des souvenirs ramassés, des sentences, des fantômes, des héros oubliés, des arbres, la mer furieuse", décrit-il dans l’avant-propos du premier volet du Manifeste incertain. Le chagrin d’amour (Puf, 2000), Mélancolie (Puf, 2004), L’immense solitude (Puf, 1999, nouvelle édition en 2011 chez Noir sur blanc), L’étrange beauté du monde (Noir sur blanc, 2008) et En souvenir du monde (Noir sur blanc, 2010), ces deux titres créés en collaboration, au dessin pour le premier, à la photographie pour le second, avec Lea Lund qui fut sa complice de vie pendant plus de vingt ans…, on trouve dans ces objets inclassables des morceaux d’autobiographie mêlés aux trajectoires d’écrivains tourmentés et de penseurs bilieux.

Et puis il y a les livres des autres, ses confrères dessinateurs qu’il s’emploie à mettre dans la lumière, à l’intérieur du cadre si soigné de la collection "Les cahiers dessinés". Un écrin luxueux offert par Vera Michalski qui connaît l’artiste depuis longtemps. "Quand je l’ai rencontré, en 1987, il habitait Lausanne, dirigeait la revue culturelle Voir et venait de publier son premier roman Le bon larron. Il avait déjà une vraie notoriété dans le monde du dessin", se souvient la directrice de Libella qui lui confie à l’époque la création du logo et la conception graphique des couvertures des quatre premiers livres de Noir sur blanc, la plus personnelle des maisons de son groupe.

Quelques années plus tard, elle décide encore de le suivre quand Pajak lui présente le projet d’une collection dédiée à l’art du dessin. "Je voulais donner une idée de l’ampleur de ce qui est l’un de nos premiers langages." A l’époque, il regrette aussi que le dessin soit traité comme un "parent pauvre" des arts plastiques. Si Pajak nuance aujourd’hui ce constat, relevant une curiosité retrouvée pour ce mode d’expression, la ligne des Cahiers dessinés est aussi celle qui guide l’exposition à la Halle-Saint-Pierre : montrer des dessins de tous les genres et de toutes les époques, des grands classiques aux dessins d’humour. De Victor Hugo à Reiser. 67 artistes, plus de 700 reproductions, 450 pages : le numéro 10 de la revue Le Cahier dessiné est aussi le catalogue de l’exposition.

Dans cette enclave devenue autonome après avoir été sous la marque Buchet-Chastel, Pajak n’édite que des artistes qu’il aime et admire. Des vivants et des morts. Et chaque titre représente souvent "un travail de fou" : dix ans pour concevoir le livre sur Marcel Bascoulard, sorti en novembre dernier, superbe ouvrage consacré à un dessinateur virtuose autodidacte, assassiné en 1978, clochard qui s’habillait en femme et a dessiné sa ville, Bourges. Cinq ans de travail pour réunir une large sélection des dessins de presse de Topor…

"J’ai les moyens de faire ce que je veux", se réjouit Pajak qui salue l’éditrice qui lui a offert ce privilège. Plus de cent livres plus tard, Vera Michalski se félicite de son côté de cette "longue connivence", fière d’une collection qui "n’entre dans aucune catégorie", savourant pleinement la "divine surprise" d’un prix littéraire consacrant un succès qui n’est plus seulement d’estime. "Aujourd’hui, cette collection a sa place dans les rayons des librairies."

Accompagner la folie Pajak, Vera Michalski l’a également fait en proposant à l’écrivain d’accueillir chez Noir sur blanc son Manifeste, série qui devrait compter neuf volumes mais ressemble plutôt à une grande œuvre sans fin, alimentée "au gré de l’incertitude". En novembre dernier, Frédéric Pajak s’est embarqué en cargo pour l’Argentine, pour travailler pendant un mois et demi sur le volume 4. "Alors que j’écris, je prends des notes et je lis tous les jours, contrairement à la plupart des dessinateurs, je ne dessine que quand j’ai un projet de livre." C’est alors intensif : 7 à 8 dessins par jour pendant quelques semaines. Il en sort épuisé. "Dans l’écriture, je besogne, je me méfie des premiers jets. En revanche, je dessine maintenant avec beaucoup de facilité", reconnaît-il aussi.

Pendant vingt ans, il a fait de la peinture abstraite, puis de la peinture de chevalet passant notamment des heures au bord du Pô à tester toutes les techniques pour peindre les arbres. "Mon idée était d’entrer dans la forêt. Peindre l’intérieur de la jungle, explique-t-il. Je n’ai pas réussi à réaliser ça en peinture mais j’ai fini par trouver, avec peu de moyens : plume, pinceau, encre de Chine." "Faire des livres, c’est pour moi l’art suprême, une forme totale d’expression", résume un homme qui a pour rituel de lire un poème par jour, chaque matin au lever.

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