Entretien

Francis Combes: « L'indépendance économique est la condition de l'indépendance intellectuelle »

Francis Combes. - Photo Olivier Dion

Francis Combes: « L'indépendance économique est la condition de l'indépendance intellectuelle »

Poète de vocation, devenu éditeur par accident, Francis Combes a assisté à quarante ans de mutations du secteur du livre. L'iconique président du Temps des cerises a récemment quitté la maison pour une nouvelle aventure éditoriale, toujours sous le signe de l'indépendance. Président de l'association L'autre livre, il porte l'étendard d'une édition artisanale dont la survie est essentielle à la bibliodiversité.

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Par Nicolas Turcev
Créé le 20.05.2021 à 12h37

Vous avez quitté en novembre Le Temps des cerises sur fond de désaccord avec vos associés, 27 ans après l'avoir fondé. Pourquoi ?

Francis Combes : L'indépendance de la maison était compromise, de mon fait d'ailleurs, puisque c'est moi qui aie ouvert le capital aux actionnaires qui m'ont mis en minorité sur la question de ma succession. J'avais proposé le nom du poète Victor Blanc, ils ont apposé leur veto et lui ont préféré un économiste. Il me semble que c'est une erreur de casting. Même si la gestion est importante pour diriger une maison, elle ne peut pas créer de livres. Un éditeur, surtout une petite structure, si elle n'est pas animée par quelqu'un qui est passionné par le livre et qui est capable de surmonter tous les obstacles pour, contre vents et marées, défendre ses livres, la maison ne tient pas. Je souhaite que Le Temps des cerises continue, mais j'ai décidé de soutenir une nouvelle maison, animée par Victor Blanc, entouré d'une trentaine d'auteurs. Elle s'appellera Manifeste ! et sera un éditeur à la fois poétique, littéraire et politique, indépendant et dirigé par les auteurs eux-mêmes. Ce qui est un peu une gageure, puisque partout dans l'édition, à la fois grande et petite comme le montre l'exemple du Temps des cerises, la tendance est à mettre la finance aux postes de commande.

Pourtant, votre projet, comme celui de Joël Dicker chez Editis, laissent apparaître une volonté des auteurs de reprendre le contrôle de leur destin.

Cela a toujours existé. Ce qui est remarquable aujourd'hui, c'est que l'évolution des techniques rend la réalisation et la fabrication des livres plus accessibles. La micro-informatique et l'impression numérique ont recréé les conditions de ce qu'on pourrait appeler un néo-artisanat du livre, un peu comme à l'époque où les premiers éditeurs étaient en fait des libraires au XVIIIe siècle en France. Là où les difficultés commencent, c'est lorsque le livre doit atteindre son public. Si la production des ouvrages est plus facile qu'autrefois, leur diffusion est plus complexe quand on sait qu'environ 70 000 titres paraissent chaque année.

À ce phénomène de surproduction s'ajoute une tendance à la concentration qui risque d'étouffer de plus en plus les petits éditeurs. L'indépendance éditoriale est-elle en danger ?

Quand on voit parfois que le directeur financier, en fonction des chiffres de vente, décide de ce qui peut être publié ou non, l'indépendance éditoriale vit effectivement ses derniers jours. Il ne s'agit pas de vouer un culte à l'indépendance en soi, mais bien de comprendre que l'indépendance économique est la condition de l'indépendance intellectuelle. La majorité des plus de 3 000 éditeurs en France sont indépendants. Ils jouent un rôle crucial dans la richesse et la diversité de la production éditoriale, en particulier dans certains secteurs comme la poésie, la philosophie, les livres régionaux, entre autres. Le seul moyen de résister à cette lourde tendance à la concentration et de préserver cet atout, si tant est que ce soit possible, c'est de se regrouper et d'agir ensemble. Malheureusement, l'une des difficultés que nous avons toujours rencontrée à L'autre livre a été de mener des actions communes et convergentes avec le reste des petits acteurs du livre. Sans doute parce que les petits éditeurs ne font pas exception aux lois du marché, ils sont concurrents. J'y vois le signe de cette difficulté endémique à surmonter notre individualisme foncier pour consacrer du temps à une action collective. Elle est pourtant la condition de l'indépendance.

Mis à part la mise en sommeil de centaines d'éditeurs en 2020, avez-vous eu connaissance parmi vos adhérents de faillites  consécutives à la crise sanitaire ?

Pour l'instant non, mais nous avons relancé une enquête auprès de nos adhérents dans la perspective du prochain salon de L'autre livre, qui se tiendra du 4 au 6 décembre prochain. Le cas de l'édition indépendante est particulier puisque les petites maisons, souvent sans salariés, n'ont pas pu bénéficier des mesures de chômage partiel, ni des prêts garantis par l'État, trop compliqués à rembourser. Certains ont pu se rabattre sur leur activité principale, indépendante ou salariée, mais ce n'est pas le cas de ceux qui pratiquent cette activité à temps plein et qui ont pâti de la fermeture des librairies.

Quelle est la source de motivation au cœur de l'aventure éditoriale ?

L'envie de publier des livres nécessaires. Je pense qu'un bon éditeur, lorsqu'il entre dans une librairie, voit les livres qui manquent. La plupart des gens sont saisis par l'abondance, et ils ont raison, puisque nous avons la chance en France d'avoir une édition très active. Mais l'éditeur pense au livre qu'il a lu dans le temps, dont il a entendu parler, à l'écrivain étranger ou l'écrivain du passé, qui évidemment n'est pas là. C'est celui-ci qu'il a envie de faire connaître. Cette envie est à la source de l'existence des petites maisons. Les jeunes éditeurs qui se lancent pour s'enrichir commettent une erreur. Ils se trompent de métier.

De la même manière qu'il existe du greenwashing ou du pinkwashing, trouvez-vous que les grands éditeurs pratiquent l'indewashing ?

Oui, on assiste à cette tendance, mais elle n'est pas exclusive au secteur du livre. Nous vivons une période où, si l'on en croit la communication des uns et des autres, on se demande vraiment pourquoi il y a des problèmes sur terre. Le moindre produit vendu est obligatoirement durable, écoresponsable, citoyen, éthique.

Francis Combes.- Photo OLIVIER DION

L'indépendance s'inscrit-elle toujours en contre ? Contre les grands groupes, la grande distribution, etc. ?

L'autre livre est né d'une volonté de proposer une alternative au salon du livre, mais sans que cela devienne un Cheval de Troie ou un instrument de guerre contre les autres éditeurs. Constatant que ni le Syndicat national de l'édition, ni Livres Hebdo et d'autres n'étaient particulièrement sensibles à nos propositions, il s'agissait d'affirmer un certain nombre de revendications collectives. Même si elles sont souvent tombées dans l'oreille d'un sourd.

Quelle est votre principale proposition ?

Le fond de notre idée, c'est qu'une grande politique culturelle nécessiterait de mettre le livre en son centre. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Le livre continue en France d'être auréolé d'une forte réputation culturelle et d'être vecteur de distinction sociale, mais en pratique la moitié des Français ne lisent pas. On peut se poser des questions sur l'avenir, puisqu'il semble bien qu'à la lumière des statistiques il y ait une rupture générationnelle. C'est le symptôme d'un vrai problème de rapport au livre que je perçois comme un risque, accentué par la révolution numérique, de ségrégation accrue. L'éventuel danger, c'est que demain, voire demain matin, le livre soit l'apanage réservé d'une minorité et que la grande majorité se contente des écrans. Le livre reste le conservatoire du savoir. Il permet une appropriation personnelle, critique, et donc créative de l'écriture. Il déjoue le rapport de consommation, qui est le rapport dominant dans lequel on veut nous installer. Avec les conséquences que l'on connaît : l'infantilisation généralisée.

Quel serait le premier acte fondateur d'une telle politique culturelle ?

Un prix unique du tarif postal du livre. Non pas comme cela a été esquissé lors du deuxième confinement, avec des mesures ponctuelles d'aide pour les libraires seulement. Mais un véritable prix de l'envoi lié au livre en tant qu'objet et auquel tous les acteurs de la chaîne du livre, privés ou institutionnels, pourraient prétendre. L'enjeu est de taille, puisqu'un prix avantageux et stimulant favoriserait la diffusion et la circulation du livre, dont bénéficierait tout le monde. Au Temps des cerises, les frais postaux représentaient plus de 2 000 euros par mois, c'est 10 % du chiffre d'affaires qui s'envolent, à rajouter aux 60 % qui sont laissés au réseau de distribution. Cette mesure permettrait également de rétablir une certaine égalité d'accès, puisque aujourd'hui la loi Lang sur le prix unique est contournée par Amazon, qui a les moyens de négocier avec La Poste du fait de son volume, et qui impose ses conditions de remise aux éditeurs.

Vous proposez également un service public de distribution du livre, sur la base d'une nationalisation des activités de distribution d'Hachette Livre, voire de celles d'Editis...

C'est une idée qui a surgi dans les années 1980 dans la tête d'éditeurs comme Christian Echard de Temps Actuels. Cela consisterait à transformer les activités de diffusion et de distribution d'Hachette en une coopérative parapublique ou semi-publique, sur un modèle similaire à la constitution des Nouvelles messageries de la presse parisienne au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le constat est simple : qui tient la distribution, tient la diffusion. Et ceux qui contrôlent les tuyaux contrôlent le marché, comme dans tous les domaines. On le voit bien avec les Gafa. De ce point de vue, entre les quelques livres qui cavalcadent en tête des ventes qui atteignent parfois la centaine de milliers d'exemplaires vendus, et la diffusion moyenne des livres qui peine à atteindre 1 000 exemplaires, c'est le cheval et l'alouette. Aujourd'hui, on est heureux quand on vend 400 exemplaires d'un livre de poésie, c'est un succès de librairie ! Avec un peu de chance, on arrive à rembourser l'imprimeur, même si bien sûr parfois on fait mieux.

Une telle mesure demanderait une volonté politique qui semble absente aujourd'hui.

Bien sûr. Mais nous ne sommes pas irréalistes non plus. Il existe des solutions intermédiaires, comme aider au regroupement d'éditeurs ou à la mise en place de solutions coopératives. Reste que la privatisation de la distribution du livre nous pose un problème de fond.

Quel est le moyen pour un petit éditeur de tirer son épingle du jeu, compte tenu du rapport de force ?

Les petites maisons peuvent, si elles mettent l'accent sur la qualité de leur production, se dire qu'elles auront une production plus durable que celle de la grande machine de l'édition. L'un des tout premiers livres publié aux Temps des cerises était le dernier recueil de poèmes du grand poète grec Yannis Ritsos. On ne l'a jamais vendu massivement, mais il s'est vendu en permanence. Il faut parier sur ces long-sellers, contrairement aux best-sellers. Ce sont des livres qui, parce qu'ils sont nécessaires, rentrent dans le fonds.

N'y a-t-il pas également une carte à jouer dans la relation à l'auteur, pour attirer les talents ?

Il est certain qu'elle n'est pas de la même nature que dans la grande édition. D'un point de vue humain et éditorial, les auteurs jouent un rôle essentiel dans une petite maison. Ce sont souvent eux qui sont force de proposition. Et quand on publie un livre, en vérité, on publie un auteur, sauf à faire des coups éditoriaux. On suit son travail et son œuvre, on l'accompagne dans les bons comme dans les mauvais jours, on essaie de le défendre. En contrepartie, les auteurs jouent un rôle essentiel dans la diffusion des livres. Étant donné qu'on ne peut guère compter sur les grands médias ou sur la publicité, l'implication des auteurs eux-mêmes devient décisive. Ils sont les colporteurs de leurs propres livres, un peu comme les troubadours du Moyen Âge allaient de château en château pour porter leurs chansons, les auteurs d'aujourd'hui vont de librairie en librairie et de bibliothèque en bibliothèque pour faire des conférences, rencontrer les lecteurs.

En tant que traducteur, quel est votre regard sur la polémique autour de l'adaptation des poèmes d'Amanda Gorman ?

C'est totalement aberrant. Autant je trouve justes et légitimes les combats pour le droit à l'affirmation de l'identité de ceux qui ont été brimés et exploités, autant je suis en désaccord complet avec la tendance actuelle qui consiste à enfermer les uns et les autres dans leur identité. La leçon de la poésie, justement, c'est de découvrir que notre identité est multiple, elle est ouverte. C'est Rimbaud qui dit Je est un autre et Desnos qui invite à sortir de soi, être chacun. L'enfermement identitaire est une impasse. L'intérêt de la traduction est de franchir les frontières de genre, de culture et de langue.

Comment jugez-vous la gestion de la crise du secteur culturel par le gouvernement ?

C'est une gestion au jour le jour, subordonnée à l'économie et à la conjoncture, qui donne l'impression d'une navigation à la godille permanente. Ce qui manque le plus aujourd'hui dans nos sociétés, c'est un rêve. Une belle et grande utopie, comme le disait Roger Vailland à la fin de sa vie. Nous sommes comme amputés du futur et la politique maintenant se réduit à une technique de gestion des peuples, dont la pandémie est l'illustration. Machiavel disait que celui qui contrôle la peur, contrôle les âmes. C'est ce que nous sommes en train de vivre. De ce point de vue, nous nous trouvons déjà dans une époque de liberté contrôlée, de démocratie de basse intensité où le principe de précaution l'emporte sur toute autre considération, notamment sur l'audace et la capacité de changer les choses. C'est plutôt le signe d'une société guettée par la sénilité que d'une société porteuse d'un potentiel de renouveau et d'avenir.

Quel est le dernier livre marquant que vous avez lu ?

J'ai redécouvert avec un bonheur sans mélange les poèmes de l'écrivain tchèque Vitezslav Nezval, que nous allons publier aux éditions Manifeste !. C'est une poésie qui tout en étant très réaliste, fait aussi preuve d'une grande liberté d'imagination. Cette capacité d'imaginer le monde, qui était le fait des poètes du début du XXe siècle avec le futurisme russe, le poétisme tchèque et l'esprit nouveau avec Apollinaire, nous manque aujourd'hui. Il faut retrouver cet esprit printanier d'invention.

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