« Aujourd'hui, j'ai exactement un an de plus que mon père quand il est mort. Constat bizarre... » et d'autant plus glaçant que Sam Shepard écrit ces lignes alors qu'il est atteint de la maladie de Charcot. Il se pose d'ailleurs une question cruciale : « Comment écrit-on depuis la mort alors qu'on est toujours vivant ? » La maladie avance et s'exprime à travers des « douleurs fonctionnelles », mais ce n'est pas elle qui se trouve au cœur de ce puzzle hybride. Plus l'homme avance, plus il ressent le besoin de retourner à l'enfance et à celui qu'il est devenu. Point de chronologie, juste l'envie de se raconter par bribes réelles ou pas. Il suit ainsi une théorie prônée par l'un des personnages : « Ce n'est pas de ta faute, après tout, si tu as manipulé certaines "vérités", retouché certains événements afin de leur rendre une "justice poétique". »

On y suit un garçon qui grandit dans la ferme paternelle. La nature, les chiens, les vaches noires, les coyotes ou les criquets solitaires font partie de ce décor familier. Il est aussi peuplé par Felicity, la petite amie de son père. Objet de tous ses fantasmes, elle suscite une tension sexuelle extrême. Le protagoniste « n'est plus un enfant », mais à 13 ans, il n'est guère un homme. Juste un rêveur et un observateur aigu, fasciné par ce monde des adultes qu'il ne comprend pas.

On ignore s'il se livre à un songe éveillé ou à des flash-back, tant son histoire semble déconstruite. « À son avis, le passé était le présent. » C'est pourquoi il y revient constamment. Notamment à travers la figure de son père, dont le corps était marqué par des éclats d'obus. Il aimait lui lire Cervantès ou García Lorca en langue originale. Tantôt imposant, tantôt « Mini man », il revient hanter ses rêves. Sa disparition a laissé « un étrange chagrin matinal, un étrange chagrin du deuil ». Le héros a toutefois dû grandir. Devenir un auteur, un dramaturge et un comédien de renom. Pourtant, il avoue se sentir « incomplet en permanence ». Pourquoi les gens ont-ils tant de mal à dialoguer ou à s'aimer ? Ici, tous les êtres semblent perdus dans la vie ou en eux-mêmes. Ils reflètent cette part de l'Amérique profonde, qui n'ouvre pas facilement son âme.

Or « en cette ère d'autosatisfaction progressiste », la voix de ce narrateur, cow-boy solitaire, tranche avec les clichés d'un bonheur imposé. Il ne peut que combler ce dernier grâce à son imagination ou sa « Maîtresse-Chanteuse ». Un clin d'œil à Patti Smith qui signe la préface ? Une amie fidèle rencontrée lors des années de galère. Shepard figure d'ailleurs dans son best-seller Just Kids, puisqu'il faisait partie des résidents du Chelsea Hotel, lieu mythique et miteux, où vivaient d'autres artistes désargentés comme Robert Mapplethorpe, Janis Joplin ou Allen Ginsberg. « En visite dans sa vie », Sam Shepard recompose les pièces de sa personnalité. Un petit tour ironique et pudique avant qu'il ne s'éteigne à son tour.

Sam Shepard
Ce qui est au-dedans Traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen
Robert Laffont
Tirage: NC
Prix: 19 € ; 234 p.
ISBN: 9782221216200

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