Un bon fils. Il y a des livres que l'on n'attend que trop, ceux qui arrivent précédés de la fanfare infernale de la rumeur : « grand livre », « le livre que son auteur a toujours voulu écrire », etc. Ces livres-là, il y en a chaque année. Kolkhoze d'Emmanuel Carrère entre dans cette catégorie. Pour mieux comprendre, commençons, non par le commencement, mais par la page 135 du volume où l'on retrouve l'auteur en grande conversation au cœur des Alpes suisses avec son ami Hervé. « "Autrefois, me dit Hervé, au temps où nous faisions dans la montagne des courses de sept ou huit heures, cette notion de piété filiale t'agaçait. Tu n'y comprenais rien et ne voulais rien y comprendre. Maintenant nous sommes devenus vieux, nos mères sont mortes et tu écris un livre de piété filiale. Si tu ne perds pas de vue cette piété, si elle est ta boussole, ce sera ton meilleur livre." J'aimerais que ce soit vrai. J'aimerais écrire ce livre sous le signe de la piété filiale. Je ne suis pas certain d'en être capable. »
Voilà tout l'enjeu de la chose et mine de rien, il est colossal. Et aussi bouleversant. Kolkhoze, c'est le siècle passé, ses déchirures, notre présent, sa douleur, la Russie, l'Ukraine, la Géorgie, la France des clochers, des maisons sages, Paris, le quai de Conti, la mémoire nationale, celle que l'on célèbre et celle que l'on s'obstine à taire, le tout vu par le regard éperdu d'amour (mais aussi de reconnaissance et d'agacement, parfois) d'un petit garçon pour sa mère. Chacun en conviendra, ce n'est pas rien.
Pays perdu
En fait, ce livre monstre semble en contenir plusieurs. Celui de la grande Histoire et celui de l'histoire familiale. Carrère revient, comme dans Un roman russe ou Limonov (P.O.L, 2007 et 2011) ou dans son merveilleux documentaire Retour à Kotelnitch (2003), sur ce pays aux marches de l'Europe et de l'Asie pour lui sans cesse perdu, la Russie. Kolkhoze est d'abord ça, une plongée dans le fleuve impétueux qui, de Catherine II à Poutine, entraîne un peuple tout entier dans la noyade et le chagrin. L'auteur s'autorise pour ce faire tout ce que sa mère, spécialiste internationalement reconnue de la Russie, s'est toujours interdit : les raccourcis, les balades buissonnières, l'ironie, l'émotion, le style comme morale de l'histoire.
Si ce n'est que justement, c'est de sa mère et vers sa mère que le livre tout entier procède et tend à la fois. Elles sont bien là les plus admirables pages du volume, entreprise de déconstruction d'une statue du Commandeur sociale, révélant, derrière l'image roide et erratique de la secrétaire perpétuelle de l'Académie française, la silhouette d'une enfant géorgienne qui en fait de perpétuité connut d'abord celle, incompressible, de la perte, dans les brumes très modianesques de la Libération à Bordeaux, de son père, disparu sans crier gare, probablement assassiné par la Résistance.
Chronologie bousculée
Ce secret terrible, dont la révélation fut source de conflit entre la mère et le fils, est ici abordé avec une infinie douceur nouvelle. C'est que la mort est passée par là, pour Hélène Carrère d'Encausse, pour son mari, Louis (magnifique personnage de père dépeint ici en homme empêché). C'est que le soir tombe aussi sur Emmanuel et ses sœurs. L'auteur est au sommet de son art en matière de reconstruction narrative. La chronologie est bousculée et, tout de même, mène le jeu. Son ami Hervé avait raison, c'est son plus beau livre. L'écrivain en sort renforcé, mais ne secouons pas le petit garçon Emmanuel Carrère ; il est plein de larmes.
Kolkhoze
P.O.L
Tirage: 60 000 ex.
Prix: 24 € ; 560 p.
ISBN: 9782818061985