Nous invitons tous les voyageurs à se joindre à nous pour créer un guide en ligne indépendant et non commercial pour le monde entier. Nous sommes sûrs que cela deviendra la ressource n° 1 sur Internet pour les voyages." Telle est l'ambition du dernier projet hébergé par Wikimedia, la société de Wikipedia, selon un de ses administrateurs, Peter Fitzgerald. Ce projet, c'est Wikivoyage, un guide en ligne gratuit lancé le 15 janvier dernier, date du 12e anniversaire de Wikipedia. Une célébration qui ne rappelle pas de bons souvenirs aux éditeurs d'encyclopédies, laminés par ce programme improbable.
Wikimedia, société de Wikipedia et de Wikivoyage, a d'ailleurs annoncé la couleur sur son blog (blog.wikimedia.fr), en affirmant que "le moteur de wiki utilisé pour Wikivoyage" permettait "d'inclure des informations absentes des publications traditionnelles, ce qui en fait un guide plus complet, et non un simple supplément des guides existants".
RÉUTILISABLE GRATUITEMENT
Wikimedia va jusqu'à préciser que son projet est aussi conçu comme source d'informations pour les éditeurs de guides, le contenu pouvant "être intégré à d'autres ouvrages, en offrant des informations à jour aux éditeurs de guides de voyage". Les arguments sont de taille : le site est disponible en onze langues, sous licence Copyleft, c'est-à-dire que son contenu peut être réutilisé librement, même à des fins commerciales, à condition de citer l'auteur du texte reproduit.
Alors, Wikivoyage, une menace pour les éditeurs de guides ? Une chose est sûre : la concurrence est ancienne. Nombreux sont les sites Internet où les internautes donnent leur avis, proposent des établissements ou partagent leur expérience, sur le leader mondial TripAdvisor et Easyvoyage, créés en 2000, ou la rubrique "Loisirs" de Linternaute.com. Wikivoyage existait dès 2006 (voir encadré), mais maintenant qu'il est hébergé par Wikimedia, l'ombre de Wikipedia plane sur certains éditeurs. C'est le cas pour Philippe Gloaguen, directeur du Routard. Il est pourtant loin de considérer Internet comme un ennemi. "Il est là, c'est un fauve et il faut apprendre à le dompter", assure-t-il. Ce qu'il semble avoir réussi à faire jusqu'à présent : le site pionnier Leroutard.fr, créé en 1996, est bénéficiaire depuis quatre ans, et génère un trafic de 2,4 millions de visiteurs uniques par mois. Mais quand on évoque Wikivoyage, le ton est différent. Il explique que le mieux est encore d'éviter de médiatiser ce projet : en parler serait mettre en péril le secteur de l'édition de guides papier. D'autant que, selon lui, Wikivoyage est piloté par des commerciaux : «Wikipedia marche car ce sont des spécialistes, des anonymes, qui collaborent. Ici, le côté associatif, gratuit et sympa ne fonctionne pas : on est mis en relation avec des hôtels. Ce ne sont pas de simples internautes qui écrivent", avance-t-il.
PROMOTIONNEL
Une chose est certaine : le modèle de Wikivoyage est flou. Il suffit de se promener sur le site pour trouver des annonces très "promotionnelles", vantant la qualité du lieu, comme ce restaurant dans le 10e arrondissement de Paris "qui vous fera découvrir dans un cadre bobo original et confortable de somptueux plats authentiques". Ces annonces sont souvent accompagnées de coordonnées et de liens vers le site de l'établissement en question. Comment s'assurer que les articles ne sont pas écrits par des hôteliers ou les restaurateurs ?
C'est pourtant la promesse d'une information indépendante qui a été faite lors du lancement du projet : "Il y a une énorme demande pour des informations sur les voyages, mais très peu de sources sont exhaustives sans être commerciales. C'est sur le point de changer", avait alors promis Sue Gardner, la directrice de Wikimedia. Contactée par Livres Hebdo, la fondation n'a pas répondu.
Face à ce nouvel acteur du voyage, beaucoup d'éditeurs se disent sereins. Jean-Paul Labourdette, codirecteur du Petit Futé, souhaite même "bonne chance" à Wikivoyage, estimant qu'il ne représente pas de concurrence directe. Pour Frédérique Sarfati, directrice de Lonely Planet, ce projet est une "opportunité" plus qu'un "risque" : «Cela nous renforce dans la conviction que toute personne qui va voyager passe par Internet. Si ça marche, les internautes iront de plus en plus sur le Web et donc sur notre site." Line Karoubi, directrice générale de Gallimard Loisirs, va plus loin, expliquant que Wikivoyage pourrait apporter des lecteurs aux guides papier, en étant peut-être "une documentation préalable pour confirmer les attentes des voyageurs qui vont ensuite se tourner vers le guide". "Contrairement à la Grande-Bretagne, on constate en France un attachement au guide traditionnel », souligne-t-elle.
COMPLÉMENTAIRES
Les éditeurs comptent donc sur la complémentarité entre les supports papier et Web, ce dernier étant pour Jean-Paul Labourdette une "vitrine", outil préalable à l'achat du guide papier. Ainsi, dans la nouvelle version du site de Lonely Planet, mise en place en décembre dernier, l'ensemble des itinéraires qui figurent dans les guides a été placé sur Google Maps. «Internet est un lieu de préparation du voyage et le guide est un outil utilisé sur place", explique Frédérique Sarfati.
Mais pas question pour les éditeurs de comparer Wikivoyage à leur site Internet. La différence tient en un mot : l'indépendance. Chaque site a un modérateur qui filtre les commentaires qui ressemblent à de la publicité. «Petitfute.com n'est pas un site purement contributif", souligne Jean-Paul Labourdette. Les avis des internautes ne sont pas reproduits dans les guides papier. Au Routard et au Petit Futé, la règle est la même : chacun peut suggérer des établissements encore non référencés par le guide, ou poster un avis négatif sur un lieu bien classé par le guide. Les rédacteurs des guides papier disposent même de bases de données avec l'historique des avis. Mais pour être estampillée du logo du guide, l'information doit être vérifiée, sur le terrain. «Le coeur des guides, c'est l'avis du professionnel", souligne Jean-Luc Labourdette.
VÉRIFIER ET VALIDER
Les éditeurs de guides avancent donc l'expertise comme solution pour résister à la concurrence potentielle du site purement collaboratif Wikivoyage. Pour Line Karoubi, un internaute ne pourra jamais remplacer un rédacteur professionnel : "Tout contenu non vérifié et non validé ne peut pas être pris comme une base qu'on fait payer à un lecteur. Un éditeur sert à vérifier et à hiérarchiser. De la même façon que la portée d'un événement historique peut échapper à un internaute, si elle n'est pas passée au crible par un historien. »
Il reste que la stratégie numérique des principaux éditeurs de guides de voyage ne cesse de se développer. En parfaite complémentarité avec le papier.
Le Web a aussi des mines d'or
L'édition de livres reprenant des contenus gratuitement produits et disponibles sur Internet constitue un nouveau marché.
Aujourd'hui, après six mois d'attente et de multiples relances pleines de promesses, un éditeur m'a demandé par e-mail mon numéro de téléphone pour me parler de mon roman. C'est tout excité que je décroche à la première sonnerie. Là, il avoue en fait ne pas avoir lu le livre et l'avoir perdu. VDM." Sur Viedemerde.com (VDM), un certain "Louloutim" résume sa déconvenue, ainsi que Guillaume Passaglia et Maxime Valette, cofondateurs du site des avanies de la vie quotidienne, auraient pu le faire alors qu'ils sollicitaient en vain des éditeurs pour en publier une compilation. Depuis, ils sont passés en mode VER (Vieenrose). «Nous en sommes environ à 600 000 exemplaires entre le grand format, les rééditions en poche, la série BD et les agendas", >calcule Guillaume Passaglia. C'est Michel Lafon qui les avait spontanément contactés pour tester à l'automne 2008 une première sélection (275 pages, 14,10 euros, 8 000 exemplaires) immédiatement réimprimée.
INTERNAUTES ANONYMES
Le genre a fait école et est presque devenu un secteur à part entière du rayon humour : plus personne ne doute qu'il y a bien un marché dans l'édition de contenus pourtant totalement gratuits sur Internet, écrits par d'innombrables internautes anonymes sur des sites participatifs. Début janvier, Leduc.s a publié une compilation du meilleur et du pire du site Blaguesdemerde.com dans Tut-tut, sa nouvelle marque d'humour. "Le top et les flops, en fonction des jugements des internautes, sont présentés tête-bêche", explique Karine Bailly, directrice éditoriale fiction de la maison, et responsable de la marque. Elle envisage de renouveler l'expérience avec d'autres sites, si cet essai est concluant. A 6 euros, pour 226 pages en format minipoche, ce recueil démarre très fort.
J'ai lu a publié cette semaine Mes parents font des SMS (144 pages en couleurs, 5 euros), >un florilège tiré du site du même nom, où d'insolents rejetons repostent les messages de leurs géniteurs, jugés aussi consternants que ridicules. "Nous les avons classés en sept chapitres, sur l'autorité, les difficultés de communication, les problèmes techniques, les blagues des parents, etc.", explique Christophe Absi, chargé de la collection d'humour de l'éditeur de poche. Il prépare aussi un volume tiré du contenu de Chersvoisins. tumblr.com, où sont publiées les copies de mots hargneux, vengeurs, exaspérés, et parfois drôles, que les cohabitants des villes s'adressent dans leurs halls d'immeubles. Dans tous les cas, les droits vont aux gestionnaires des sites, les internautes ayant accepté leur abandon dès l'inscription d'usage. J'ai lu publiera aussi une compilation des requêtes les plus farfelues faites sur Internet, et dûment authentifiées selon son auteur Josselin Bordat, qui en avait autoédité une première version : Comment devenir un ninja gratuitement, du tumblr du même nom. Il y aura à trier, car la recherche d'une question drôle sur le site ressemble à la quête d'une chaise non bancale dans une brocante de troisième catégorie.
C'est précisément ce travail de sélection qui fait le succès des Meilleures recettes Marmiton, tiré à 20 000 exemplaires en octobre dernier par Play Bac, et réimprimé dès janvier (200 recettes sur les 57 000 du site, 240 pages, quadrichromie, 20 euros). Encore plus que l'humour, la cuisine illustre tout le paradoxe de la disponibilité surabondante de contenus gratuits sur Internet, sans effet apparent sur les ventes de livres traitant des mêmes sujets. "Les communautés qui publient beaucoup sur Internet sont avides d'informations et de lecture", analyse Eric Sulpice, directeur éditorial chez Eyrolles, attentif à ces sites participatifs, et qui a déjà publié plusieurs livres en partenariat avec certains d'entre eux. Les 12 à 15 millions de visiteurs mensuels de Marmiton représentent ainsi une cible de promotion idéale.
LE LIVRE PEUT S'OFFRIR
Larousse, qui entretient soigneusement "le relais d'influence" de la partie cuisine de son portail, explique Vivien Chantepie, responsable marketing multimédia, s'est lancé aussi dans l'édition de recettes tirées du Web avec Mon best of des recettes du Net, faciles et pas chères (192 pages, 9,90 euros), à l'office du 6 février dernier. C'est aussi à partir d'Internet que l'éditeur avait lancé en 2011 Un hareng dans mon jardin ! 100 trucs du Net et astuces de grand-mère enfin décryptés par un expert, >qui balayait des croyances sans fondement, ou validait du bon sens ancestral (Jean-Paul Collaert, 5 euros, 127 pages, près de 14 000 exemplaires selon Ipsos). "La valeur ajoutée du livre, c'est qu'il est durable, valorisant et qu'il peut s'offrir", ajoute Damien Hervé, chargé de la stratégie et de la recherche chez Play Bac, lequel a publié d'autres sélections de Marmiton.org sous forme de chevalets, d'éventails, ou d'antisèches, tirés de 8 000 à 20 000 exemplaires, "avec un taux de retours de 10 à 20 % au maximum", se félicite Christophe Duhamel, heureux cofondateur du site. «Parmi tous les éditeurs qui nous ont contactés, Play Bac nous a convaincus par l'originalité de ses propositions. Les 200 recettes du best of sont présentées avec une élégance qui n'existe pas sur Internet", apprécie-t-il, convaincu de la complémentarité du papier, et «de son pouvoir symbolique qui nous a donné une reconnaissance parmi les professionnels de la cuisine". Marmiton édite aussi un mensuel (113 000 exemplaires selon l'OJD en 2012) en partenariat avec le groupe Springer, mais n'envisage pas de se lancer seul dans l'édition, de presse ou de livres, "un métier pour lequel nous n'avons pas les compétences".
C'est en 2005, dans l'informatique, un secteur alors sinistré, que Dunod et Commentçamarche.com ont lancé la toute première expérience du genre. "Nous avons réalisé de bons scores, même si les ventes se sont un peu tassées depuis. Nous réfléchissons à la façon de faire évoluer le modèle", explique Jean-Baptiste Gugès, éditeur responsable de la collection (25 titres). Les premiers titres ont repris le contenu des parties pédagogiques du site, nourries elles-mêmes de l'actualisation des rééditions des livres, dûment signalées sur Commentçamarche. «Les compilations de trucs et astuces n'ont plus aucun intérêt. Ce qui fonctionne bien, c'est le livre de cours et d'apprentissage, avec une progression cohérente", juge avec le recul de l'expérience Jean-François Pillou, fondateur de Commentçamarche.
Exactement ce que propose Simple IT, éditeur de gros manuels pour développeurs, à partir des tutoriels du Siteduzero.com. «Cinq cents pages à lire sur un écran d'ordinateur, ce n'est pas agréable", explique simplement Pierre Dubuc, cofondateur du site, qui avait d'abord travaillé avec Eyrolles. L'édition représente maintenant 50 % des recettes de l'entreprise, et les ouvrages sont composés automatiquement à partir du site, structuré dans cet objectif.
L'autre possibilité, c'est la création de livres à la demande de l'internaute, "à l'instar de ce que propose Wikibooks", envisage Jean-François Pillou, notamment en cuisine, une des domaines aussi exploités par Benchmark Group, repris par Commentçamarche, et dont il est vice-président. «Il n'y a plus d'obstacle technique aujourd'hui", confirme Christophe Duhamel, "mais les internautes n'expriment pas cette demande pour l'instant."