Perdus de vie. Ça s'est terminé comme ça. Dans la haine pure, dans un Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Le terroriste Amedy Coulibaly achevait sa course meurtrière le 9 janvier 2015 sous les balles de la police. Mais où l'avait-il commencée ? À Grigny, dans la banlieue parisienne, l'une des villes les plus pauvres de France, dans l'un de ces « territoires perdus de la République ». Forcément, l'origine du tueur a fait jaser. Pouvait-on établir un lien entre la cité et l'assassin ? Fabien Truong (université Paris 8) et Gérôme Truc (CNRS) sont allés y voir de plus près. Là où des journalistes ne passent au mieux que quelques jours, les sociologues ont pris dix ans pour mener leur enquête. Alors bien sûr, il leur a fallu se faire accepter dans les quartiers, ceux de la Grande Borne et de Grigny 2. Mais la libération de la parole des habitants a permis aux auteurs de comprendre le quotidien dans cette France périphérique et de donner de ces quartiers populaires une version éloignée de la représentation médiatique dominante.
Ainsi, Youssoufa, Anne, Gilberte, Gilou, Jean-Claude, Nadir, Nassima, Maïmouna, la sœur d'Amedy qui a évité l'islamisme par la danse, racontent leur vision des choses. Bien sûr, il y a cette « fabrique sociale du ressentiment » avec la sensation d'être oublié, avec les logements vétustes, les ascenseurs en panne, les descentes de police qui font monter la pression, le racisme, le virilisme, le patriarcat et la domination de genre. Ici, les femmes se protègent des hommes qui sont censés les protéger. Mais les deux observateurs constatent qu'un même lieu, aussi violent soit-il, ne donne pas les mêmes profils.
Bien vite, au contact de ces bénévoles de toutes obédiences politiques et religieuses qui témoignent, on oublie l'assassin qui s'est radicalisé à Fleury-Mérogis. On n'évite pas les témoignages de ceux qui se souviennent de lui comme un garçon aidant, un peu comme les voisins d'un tueur en série ne comprennent pas qu'un homme si charmant, etc. Heureusement, les sociologues ne tentent pas d'éclaircir les ténèbres d'un individu. Ils se concentrent, et c'est bien ce qui fait toute la valeur de leur travail, sur ceux qui agissent dans un endroit où la violence, notamment à cause des narcotrafiquants, est étouffante.
À un moment où l'art de la nuance se fait rare, un tel objet est précieux, d'abord pour écouter, peut-être pour comprendre et apporter des solutions. Truong et Truc évitent les pièges de la « décivilisation » et du déni de réalité. Les personnes rencontrées redonneraient presque un peu d'espoir dans l'obscurité. En tout cas, elles atténuent la vision univoque d'un endroit malfamé rongé par l'islamisme et la terreur. Un fameux musicien tomba amoureux de Grigny en 1950 et y vécut jusqu'à sa mort. Il s'appelait Sidney Bechet et y composa Petite fleur. Certes, c'était avant la bétonnisation, mais rien n'empêche d'y croire. « On est en plein cœur de la République et c'est pour cela aussi que je reste ici, déclare Sébastien. » Voilà pourquoi le livre s'intitule Grands ensemble et non « Grands ensembles », parce que c'est ensemble et pas dans les ensembles qu'on devient grands.
Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires
La Découverte
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 23 € ; 372 p.
ISBN: 9782348072819