Dans le quartier de Midtown à New-York, les grands noms de l'édition américaine sont omniprésents : Penguin Random House, Simon & Schuster, Hachette, Macmillan, Bloomsbury… Malgré tout, les rues regorgent aussi d’éditeurs indépendants qui résistent à la concentration du secteur. C'est plus précisément depuis Union Square qu'Europa Editions, fondée en 2005 comme branche américaine de la maison italienne Edizioni E/O, s’est imposée comme l’un des acteurs majeurs de la traduction aux États-Unis.
Pour s’y rendre, il suffit de longer Broadway et de passer devant une librairie Barnes & Noble, dont les immenses vitrines affichent fièrement la couverture de Mona’s Eyes, best-seller de Thomas Schlesser, tout juste élu Barnes & Noble Book of the Year 2025. La traduction américaine est signée… Europa, bien sûr. Une coïncidence qui en dit long : « Les éditeurs indépendants restent parmi les meilleurs prescripteurs de qualité aux États-Unis, assure à Livres hebdo son directeur de publication, Michael Reynolds. Être indépendant n’est plus un acte héroïque. C’est un privilège, celui de la liberté de choisir des livres que nous estimons véritablement dignes d’être publiés ».
Traduire le monde
Depuis plus de vingt ans, la maison défend une ligne éditoriale singulière : faire circuler les voix, traduire le monde, reconnecter des lectorats plutôt que des segments de marché. Europa partage ses locaux avec la Hawthornden Foundation, qui soutient auteurs et projets littéraires à travers le monde grâce à des résidences et des bourses. L’ensemble crée un lieu entièrement dévolu aux mots et à leur circulation.
C’est dans cet esprit qu’Europa a introduit aux États-Unis Elena Ferrante, Valérie Perrin, Christelle Dabos, Muriel Barbery ou encore Virginie Grimaldi. Pour Michael Reynolds, ce sont des autrices « qui ont atteint un niveau de popularité qu’on associerait ici à Colleen Hoover ou Freida McFadden » et dont le succès n’était pas seulement national mais transnational, capables de toucher un lectorat non américain sans se plier aux codes attendus du marché local. « Le succès commercial dans le pays d’origine est souvent un bon signal : cela montre que le texte porte une dynamique propre, qui peut voyager », analyse l'éditeur.
En d’autres termes, Europa s’intéresse ainsi à des œuvres centrales dans leur langue, mais que les grandes maisons américaines ne repèrent pas immédiatement.
Pas de surenchère marketing
Au sein de l’immense machine éditoriale américaine, Michael Reynolds soutient que les éditeurs indépendants ne sont pas invisibles, au contraire. « Quand on regarde le New York Times Book Review, la proportion de livres indépendants est très importante ». Par ailleurs, l’éditeur fait partie de L’Independent Publishers Caucus, une organisation destinée aux éditeurs indépendants de petite et moyenne taille pour discuter de leurs préoccupations, de leurs défis et de leurs besoins communs. « Nous sommes 100 membres. Et aujourd’hui, pour des livres de qualité, notamment en traduction, nous sommes souvent les meilleurs interlocuteurs », explique-t-il.
Europa ne joue pas la surenchère marketing. « Nos livres font le plus gros du travail eux-mêmes ». Dans un marché saturé « où les gros groupes peuvent créer un phénomène par la seule puissance de leur budget », l’indépendance se vit comme une stratégie de long terme : celle du catalogue durable, du livre qui circule. Les maisons préfèrent faire encore et toujours confiance aux lecteurs, critiques et libraires afin de susciter l’intérêt : « Nos titres doivent d’abord trouver leur lectorat ».
Entre exigence et commercial
Cette position médiane, entre littérature dite « exigeante » et fiction strictement « commerciale », constitue un espace stratégique. « Nous devons être rentables comme n’importe quelle entreprise, rappelle l'éditeur. Mais nous n’avons pas à suivre une logique actionnariale qui impose de produire un phénomène littéraire ».
Le catalogue d’Europa témoigne de cette ligne claire : pas de romans ultra-formels voués à un lectorat microscopique, sans tomber dans les récits calibrés pour les segments commerciaux les plus prédictibles. Entre les deux, un territoire vaste où le romanesque se conjugue avec une exigence stylistique, un espace où les littératures italienne, française et francophones ont trouvé un accueil naturel.
Cette cohérence est renforcée par la structure particulière d’Europa. Née d’une maison italienne qui publie de la littérature française depuis près de 50 ans, la branche américaine bénéficie d’un ancrage européen solide.
Une partie de l’équipe est installée à Rome, et les fondateurs se rendent régulièrement en France et en Italie. Les relations avec les éditeurs français reposent donc sur une connaissance fine de leurs catalogues. « Nous avons un regard européen sur les textes, ce qui est assez rare pour un éditeur américain », explique Michael Reynolds.
Si une véritable confiance s’est établie entre les éditeurs français et la maison, c’est aussi parce que ses éditeurs savent « comment faire vivre un livre français. Si cela ne tenait qu’à moi, je pense que nous devrions toujours être la première option pour eux [Rires] ».
Une maison américaine au cœur européen
La traduction occupe ainsi une place centrale puisque 60 % du catalogue d’Europa est composé d’œuvres traduites, un taux inégalé pour une maison américaine de cette taille. Pour l'éditeur, ce choix n’est pas seulement éditorial, il est culturel : « Si nous avons une mission, c’est celle de connecter des lectorats entre eux à travers les livres ».
La maison s’attache à créer des passerelles entre des univers qui, sans cela, ne se rencontreraient pas. La circulation internationale des récits n’est pas envisagée comme un supplément, mais comme un principe fondateur de la maison. « Une lectrice m’a écrit : elle était dans un bus au Laos et elle s’est rendu compte que quelqu’un lisait le même livre qu’elle, mais dans deux langues différentes, publiés en anglais par nos soins. Ils ne parlaient pas la même langue, mais ils partageaient un livre, une histoire », raconte le directeur de publication.
Mais la traduction vient avec son lot de difficultés. Les seules aides que la maison perçoit proviennent d’États européens, notamment via les programmes de soutien à la traduction. Ces dispositifs permettent à la littérature européenne de circuler dans un marché dominé par l’anglais et soutiennent des projets que les logiques américaines ne financent pas. Par ailleurs, aux États-Unis, en tant qu’entreprise commerciale, Europa n’est éligible à aucune aide nationale.
Vecteur de circulation et de découverte
En outre, cette conviction forte en faveur de la traduction se heurte au cadre économique global. La part de littérature traduite aux États-Unis stagne autour de 3 %, un chiffre souvent interprété comme le symptôme d’un lectorat frileux. Michael Reynolds nuance : « Les lecteurs sont là. Le problème ne vient pas d’eux : il est structurel, lié à la mécanique économique de l’industrie ».
Dans un marché orienté vers des retours rapides et des volumes massifs, la traduction, plus coûteuse et perçue comme plus risquée, peine à trouver sa place dans les modèles d’acquisition des maisons américaines dominantes. Les indépendants deviennent donc les principaux vecteurs de circulation et de découverte.
Europa observe par ailleurs un déplacement des foyers littéraires : montée en puissance de la Corée, du Japon, de l’Indonésie ; confirmation du dynamisme des auteurs francophones, souvent médiatisés via la métropole ; émergence, lente mais réelle, des littératures africaines anglophones. « La littérature africaine va connaître un essor majeur », prédit Michael Reynolds, convaincu que le continent représentera l’un des prochains viviers de fiction internationale.
« Floraison romanesque française »
La France, elle, continue d’occuper une place particulière : « Je crois qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel en France. Une vraie floraison romanesque », poursuit-il. L'éditeur évoque « une génération qui a retrouvé le goût de l’histoire et du récit, sans renoncer à l’exigence stylistique ». Les acquisitions récentes de la maison, comme Finistère d’Anne Berest, témoignent par ailleurs de cet attrait.
Mais il ajoute surtout : « La littérature française est assez étrangère pour intriguer, et assez familière pour rassurer. C’est un équilibre rare. De manière générale, peut-être que la fiction européenne comble un vide dans les étagères des librairies américaines », désormais dominées par les romans commerciaux et ayant délaissé depuis plusieurs années les grandes fresques sociales qui faisaient la force de la littérature nationale. Un critique était même allé jusqu’à écrire, à la sortie d’un roman d’Elena Ferrante, qu’elle avait produit là « un excellent roman social américain ».
Europa s'est imposé en vingt ans comme une maison capable de traduire le monde, en particulier le français, et apparaît aujourd'hui aux côtés de maisons emblématiques comme New Directions (qui publie notamment Céline ou Hélène Bessette), Seven Stories Press (éditeur d’Abdellah Taia, Annie Ernaux et Neige Sinno), Archipelago Books (qui publie Maylis de Kerangal, Scholastique Mukasonga, Christine Angot, Jean Giono, entre autres) ou encore Other Press (où figurent Miguel Bonnefoy, Jean-Philippe Toussaint et Hervé Le Tellier), parmi ces acteurs qui s'attachent à tisser des liens précieux entre les lecteurs du monde entier.
