On me dit qu’il y a des universitaires dans la salle. Vous pouvez rester… On imagine Pierre Desproges présentant son propre colloque organisé à Normale sup en juin 2013. Un peu de méfiance au début, c’est normal. Les rangs sont clairsemés. Ils ne sont que neuf à s’être intéressés au sujet... Les autres, le même jour au même endroit, ont préféré la "Nuit Sartre". Ont-ils cité l’humoriste ? "Au lieu de vous emmerder à lire tout Sartre, achetez Minute : pour dix balles vous aurez La nausée et Les mains sales."
Quand les intellectuels rient, c’est souvent jaune et rarement à leurs dépens. Cette fois, ils avaient matière à rire en cette journée mémorable. Ils planchèrent sur Monsieur Cyclopède, et les minutes de cette rencontre furent bien nécessaires. Sous la direction de Florence Mercier-Leca et Anne-Marie Paillet, les spécialistes ont décortiqué les sketches, analysé les phrases, décomposé le style.
On y évoque le champ lexical, l’imaginaire linguistique, les jeux de syllepse, la difficulté de le traduire en russe, on cherche à comprendre s’il est de droite ou de gauche, mais surtout on le cite abondamment. Les communications deviennent alors des moments d’humour eux aussi au gré des formules lapidaires : "Les animaux sont moins intolérants que nous : un cochon affamé mangera du musulman" ou "Il y a plus d’humanité dans l’œil d’un chien quand il remue la queue que dans la queue de Le Pen quand il remue son œil".
La formule de Pierre Jourde sonne juste lorsqu’il évoque un "croisement de Pierre Dac et de Vialatte", une forme de déraison souriante au temps de la raison navrante. On retrouve dans ce collectif les sarcasmes contre les écolos, les bobos, Dieu ou les torpillages littéraires du petit corps malade et de la mort chez cet homme fauché par le cancer en 1988 à l’âge de 48 ans.
Avec son Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis, il s’inscrit dans la lignée de La Rochefoucauld et Cioran. Le seul engagement de Desproges était celui de nous faire rire. De tout ou presque, mais pas avec tout le monde. Seulement ceux qui comprenaient. Les autres, il s’en moquait. C’est ce que les universitaires appellent son humanisme. "Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que jouer au Scrabble avec Klaus Barbie."
Avec Desproges, le pitre n’est jamais sûr. Il y a une profondeur, un souci du verbe. Tout est dans le mot, dans l’esquive, dans la manière de relancer. Un artiste dégagé, pour sûr, mais furieusement engagé contre la bêtise. A Normale sup, on la combat aussi, avec d’autres moyens. Alors quand la rue d’Ulm s’intéresse à Desproges, cela ne peut donner qu’un livre drôlement surprenant. Etonnant, non ?
Laurent Lemire
