Essai/Royaume-Uni 19 sept. Zygmunt Bauman et Thomas Leoncini

Libérer les énergies, fluidifier le marché... L'antienne est bien connue, qui siffle depuis les années Thatcher. A celle-ci s'ajoutent d'autres refrains qui sonnent comme autant d'injonctions : entreprendre, se réinventer, bouger... Pour l'individu de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, tout devient possible. Plus de limites, ni personnelle, ni géographique, plus de frontières. Le capitalisme globalisé achève de dissoudre toute notion d'un lieu propre, d'une base fixe, de points cardinaux. La modernité qui avait pour but de consolider les avancées scientifico-techniques, avec en ligne de mire le progrès, a laissé place à la postmodernité où les idéaux du bien commun et de la communauté se sont liquéfiés dans un consumérisme avec un consommateur narcissisé au centre d'un système sans véritable centre. Tout cela, le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman (1925-2017) l'a analysé dès les années 1990 dans divers ouvrages, dont La vie liquide (Rouergue-Jacqueline Chambon, 2006, repris chez Pluriel), qui fit date.


Le théoricien de la « modernité liquide » est loin d'être un grincheux. Le regard lucide, fût-il critique, n'empêche pas de tendre la main aux jeunes générations et de nouer le dialogue. Le prouve ce petit livre, Les enfants de la société liquide (Fayard), édité de manière posthume, le fruit d'un échange par courriel entre le professeur émérite et un journaliste italien, Thomas Leoncini, de soixante ans son cadet. Le millenial (de la « génération Y », née entre 1980 et 2000, « laquelle est à l'origine de la génération liquide actuelle ») lance ainsi le maître sur des sujets ultra-contemporains comme les hipsters à barbe, le harcèlement ou les sites de rencontres.


Trois Américains sur dix sont tatoués, dont près de la moitié sont des millenials ; des jeunes femmes, parfois très jeunes, ont recours à la chirurgie esthétique... Que disent ces phénomènes de notre époque ?, interroge Thomas Leoncini. Zygmunt Bauman répond sans tirer de conclusions hâtives, il rappelle les fluctuations de la mode et souligne la tension inhérente à celle-ci, entre appartenance et individualité - le tatouage n'est-il pas à la fois signe distinctif et de connivence ? Il pointe surtout ce qu'induit le passage d'une société de producteur à une société de consommateur. Dans le cas des opérations plastiques, a priori superfétatoires chez des jeunes gens normaux : « La culture de notre société de consommation est régie par le principe : "Si tu peux le faire, tu dois le faire". » Et de préciser : « L'économie consumériste prospère (et même survit) grâce à un stratagème magique qui fait de la possibilité une obligation ; ou, en termes économiques, qui transforme l'offre en demande. »


Internet permet d'accéder à des horizons plus larges ? Pas si sûr. « La majorité de ses utilisateurs n'est pas tant séduite par la possibilité de l'accès que par celle de la sortie. » S'abriter dans l'anonymat et le virtuel plutôt que devoir se confronter au chaos du réel et aux risques de la vraie rencontre avec autrui. Jusqu'au bout, Bauman aura gardé sa dextérité d'esprit et un œil d'une formidable fraîcheur.

Zygmunt Bauman et Thomas Leoncini
Les enfants de la société liquide - Traduit de l’anglais par Christophe Jacquet et de l’italien par Marc Lesage
Fayard
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 15 euros ; 120 p.
ISBN: 978-2-213-71014-3

Les dernières
actualités