A l'heure des sites de rencontres qui garantissent "l'amour sans le hasard", à quoi bon se risquer à séduire un(e) inconnu(e). Donner son contact à celui ou celle qui vous a charmé(e) ? Mieux, lui écrire des lettres d'amour ? Vous marchez sur la tête ! La correspondance est d'un autre âge. Quant à l'amour, la passion sans filet, il est aussi obsolète que la littérature qui l'a chanté. Voici donc un livre qui prend la vision contemporaine des sentiments à rebrousse-poil. Le premier roman d'Olivier Steiner, Bohème, >assume non seulement >le lyrisme éperdu du roman d'amour, mais il prend la forme épistolaire, comme Les liaisons dangereuses... updated. En lieu et place de lettres, on a affaire à des textos et à des mails. Dans cet exercice de renouvellement du genre, tout l'art de l'auteur, né en 1976, aura été d'éviter l'écueil de la démagogie. Olivier Steiner nous fait grâce du sabir SMS et de la syntaxe électronique. Bien au contraire, la langue de Bohème est littéraire, à la fois actuelle et précieuse, l'écriture y est hystérisée par la distance et l'interdit. A la fin d'un spectacle, à Madrid, un jeune homme glisse un mot au metteur en scène célèbre dont il a croisé le regard. "Est-ce que je peux vous écrire ?", "Avez-vous peur de l'inconnu ?", "Que faites-vous quand vous trouvez une bouteille à la mer ?". Aux trois questions que lui pose Jérôme, Pierre Lancry ne va cesser de répondre. C'est cet échange de courriels et de petits messages écrits qui tisse le roman. Protocole de la fiction d'amour : il faut y croire pour qu'elle commence. Secundo, il faut des obstacles pour qu'elle dure. L'un part pour Los Angeles où il monte un Tristan und Isolde, l'autre retourne à Paris où il se révèle être un garçon un peu paumé, vaguement comédien, vivotant comme vendeur d'huiles d'olive sur l'île Saint-Louis, squattant chez les amis, se perdant dans des aventures sexuelles sans lendemain. Jérôme s'appelle en vérité Tarik. Elevé en province, ce fils d'ouvrier d'origine maghrébine a sublimé et assimilé cette haute culture dont le snobisme alentour eût voulu l'exclure ; postmoderne, il écoute à la fois Dalida et Wagner, lit Proust et les gazettes. Jérôme a eu un grand amour, un garçon nommé Camille d'avec qui il ne se remet pas de s'être séparé. Pierre, qui a 50 ans, n'est pas non plus sans ambiguïtés. Il vit avec Jasmine qui l'assiste dans son travail et dont il a un enfant, Hugo. En dépit de ces fausses duplicités, une relation amoureuse se noue par-delà les fuseaux horaires. Le rythme vertigineux des courriels pallie ce décalage qui n'est que temporel, et on sent bien que ces deux-là sont des êtres manquants, en quête d'absolu, angoissés par un réel qui souvent ne tient pas ses promesses. >Pour preuve, ce "vous" que les amants virtuels utilisent entre eux, préservant malgré les mots tendres cette part de retenue et d'écart qui n'est autre que l'abîme du désir. Invité par une riche protectrice également admiratrice de Pierre Lancry, Jérôme se rend en Amérique pour la première fois, mais ils conviennent de ne pas s'y rencontrer, préférant différer leurs étreintes au retour de Pierre en France.
L'auteur sait ménager le suspense et faire planer le doute d'une douleur à venir, toute durassienne : "La mémoire reste infernale de ce qui n'arrive pas. »