Comment expliquer que le conflit soit né dans une médiathèque tiers-lieu pensée comme un havre de sociabilité, offrant de grands espaces et des nouvelles technologies, accompagnant les habitants dans leurs démarches administratives et leur recherche d'emploi - bref, une bibliothèque généreuse ?
Marion Moulin : Quand le modèle des bibliothèques tiers-lieux a commencé à se développer en France, l'idée était que le conflit s'autorégulait. Or le conflit est inhérent à tout lieu démocratique.
Christophe Evans : Prêter des documents, mettre à disposition des espaces, des ressources et de nombreux services, très souvent gratuitement, c'est généreux. On s'attend généralement à recevoir des réactions positives face à ce type de propositions, mais ce n'est pas toujours le cas. Plutôt que de rester au stade de l'incompréhension ou pire de la déception, il faut tenter de comprendre tout ce qui se passe en matière d'interactions : côté public, territoire et institution.
Qu'ont apporté les regards des chercheurs ?
M. M. : L'intervention psychosociologique - conduite puis interrompue au plus fort de la crise - et l'accompagnement du sociologue nous ont permis de décentrer notre regard du quotidien. Nous en sommes venus à analyser les forces et les faiblesses du concept de tiers-lieu. Une des choses qui nous est apparue, c'est qu'il faut absolument être "tiers" et donc ne pas regrouper tous les services. Donc se repositionner dans un système avec des partenaires socio-éducatifs, et d'autres acteurs du territoire, pour que la gestion du conflit soit portée par tous. Avec ces partenaires, il a fallu prendre la mesure du fait que le problème de la médiathèque était le problème de tout le monde. Il nous a fallu du temps pour avoir un langage commun, pour se comprendre. La psychosociologue Joëlle Bordet nous a permis de reprendre collectivement de l'assurance, de faire solidarité. Les actions hors les murs de la médiathèque existaient déjà, mais au moment de la réouverture, les partenaires étaient avec nous sous forme de stands, pour discuter avec la population et lui montrer qu'on est un service public commun.
Le problème n'était-il pas que la médiathèque avait trop de succès ?
M. M. : Elle était fréquentée massivement au moment de la crise par un public jeune qui a fait fuir les autres. Donc la maison de la jeunesse, par exemple, s'est repositionnée auprès du public jeune. Et la médiathèque a renforcé son identité culturelle sans renoncer à la diversification et aux autres apports du tiers-lieu.
En acceptant le fait qu'il y aura toujours des conflits...
M. M. : Oui, et en acceptant qu'il faut du temps pour les résoudre. Ne pas rester dans un état de sidération et d'impuissance, mais prendre le temps de la réflexion. Nous avons eu la chance d'être fortement soutenus et accompagnés par la ville.
C. E. : En juin et début juillet derniers, le niveau de conflictualité, à certains endroits, a été beaucoup plus élevé. Il faut répondre au conflit dans l'urgence, et en même temps se donner le temps de bien comprendre pourquoi certaines choses se sont déroulées de telle ou telle façon, sachant que chaque cas est particulier - les rapports avec certains jeunes ne sont pas les mêmes sur tous les terrains (municipalité, police, institutions, etc.). L'histoire, l'implantation et la configuration des établissements peuvent être très différentes, l'intégration de l'équipe dans la ville également... Il ne faut pas arriver à un niveau de généralité qui peut devenir caricatural. Mais on peut repérer un phénomène structurel : la bibliothèque peut être prise pour cible car elle représente avant tout une institution municipale ou quelque chose qui émane de l'État ou d'un ordre culturel étranger à soi. Et pas nécessairement l'espace ludique de proximité où lit le petit frère, la petite sœur. En faisant l'effort d'enquêter, d'observer, d'écouter, on peut parvenir à démêler certains fils et identifier des pistes de travail qui permettraient collectivement d'atténuer certains conflits. Dans ce cadre, on peut envisager des processus de coconstruction de certains conflits, c'est-à-dire penser l'institution comme actrice et pas comme simple réceptrice. La notion de troisième lieu, telle que son concepteur Ray Oldenburg la définissait, s'appuie sur une pensée de la ville, du territoire connecté, plus que du lieu à proprement parler (avec les risques de repli sur soi que cela peut entraîner). Ce déplacement nous a été très utile pour dépasser la crise, sans pour autant renoncer à la notion même de bibliothèque troisième lieu.