Entretien

Enki Bilal mot à mot

Enki Bilal - Photo Photo Olivier Dion

Enki Bilal mot à mot

Livres Hebdo a proposé à son rédacteur en chef invité de commenter douze mots qui s’imposent à la lecture de La couleur de l’air, dernier tome, à paraître le 22 octobre chez Casterman, de sa trilogie dite du "Coup de sang" inaugurée il y a cinq ans par Animal’z, suivi par Julia & Roem.

J’achète l’article 1.5 €

Par Fabrice Piault
Créé le 03.10.2014 à 01h34 ,
Mis à jour le 03.10.2014 à 10h31

La couleur de l’air, qui paraît le 22 octobre chez Casterman en même temps qu’une exposition, "Enki Bilal, Oxymore & more", est présentée à l’Hôtel des arts de Toulon (18 octobre-4 janvier), vient clore une trilogie, désormais dite du "Coup de sang", qui aura marqué la trajectoire de l’artiste. En 2009, deux ans après le dernier tome de la trilogie crépusculaire du "Monstre", percutée par les attentats du 11 septembre 2001 au point de se transformer en tétralogie, son premier volet, Animal’z, matérialisait une rupture narrative (fluidité, limpidité) et graphique (retour au dessin) majeure. Enki Bilal dessinait dans une atmosphère ouatée et liquide, en s’attachant à une théorie hétéroclite de personnages plus ou moins cabossés, une sorte de western post-apocalyptique (1). Sa poésie et sa mélancolie ont continué de résonner, à partir d’un point de vue et de "héros" différents, dans Julia & Roem, l’album explicitement le plus littéraire de la trilogie.

Photo PHOTO OLIVIER DION

On retrouve dans La couleur de l’air, transportés vers une destination inconnue par une énergie aussi puissante que mystérieuse, nombre de personnages apparus dans les deux volumes précédents : Ana, Lester, Kim, Bacon et son dauphin hybride, l’ex-aumonier militaire Lawrence et, bien sûr, Julia et Roem. Mais on en découvre aussi d’autres : Esther, Anders, Zibbar, d’étonnantes jumelles - un hommage à Shining de Stanley Kubrick -, Louisa et Louissa, qui philosophent à plein-temps. Pris au piège d’un zeppelin ingouvernable qui tient autant de l’arche de Noé que de la benne à ordures, ces derniers sont eux aussi emportés vers un ailleurs indistinct.

Le personnage principal de l’acte III de cette grande fable écologique reste cependant la planète, notre planète. Sortant de l’état de sidération dans lequel l’avait plongée le fameux "coup de sang", la voilà qui s’ébroue, et l’artiste avec lui qui réintroduit peu à peu la couleur dans ses planches. D’immenses masses nuageuses se déplacent en tous sens découvrant par morceaux, au sol, une morphologie terrestre elle-même recomposée. Redéfinissant les rapports de l’homme à la nature, Enki Bilal élabore sa propre cosmogonie dont on cherche par bribes à repérer les références.

Actualité

Enki Bilal. "L’actualité, c’est comme l’air qu’on respire. Quand je voyageais à l’époque du pur papier, j’étais assez démuni dans les endroits où il n’y avait pas de presse. Aujourd’hui, je reste très informé grâce à Internet. Même si j’ai dessiné des unes pour Libération sur la chute du communisme ou Andropov, le dessin de presse ne correspond pas à mon fonctionnement et j’ai beaucoup d’admiration pour les dessinateurs de presse, car c’est un travail très dur. Mais tout ce que je fais est lié à la marche du monde. J’aurais pu raconter ma vie, mon arrivée depuis Belgrade avec mon père, mais cela ne m’intéressait pas. Tandis que certains puisent dans leur propre vie la matière de leur œuvre, je suis stimulé par l’actualité pour restituer ma vision du monde. Cela a été le cas dès le début dans les récits très réalistes réalisés avec Pierre Christin, comme par la suite de manière plus distanciée avec la trilogie du "Monstre" ou celle du "Coup de sang"."

Planète

"Planète, dans mon enfance, cela ne m’évoquait pas la Terre, mais les planètes dans l’espace, l’univers, l’astronomie qui continue d’ailleurs de me passionner. C’est à travers la géopolitique que la planète est devenue mon sujet finalement unique. Je la regarde en faisant volontairement le grand écart. De très très près je suis dans le réalisme, jusqu’à traiter de la nourriture. De loin, on est dans l’absurde, comme dans la dernière image de La couleur de l’air. Les frontières, les guerres relèvent du terre à terre, bien loin de ce qu’est vraiment la planète. A travers l’histoire, les hommes politiques, pris dans les échéances de leurs mandats, ont rarement pris sa mesure. Le regard des gens s’arrête aux vitrines des magasins alors que pourtant, maintenant, on sait beaucoup de choses sur la planète. Nous manquons cruellement d’un regard qui la prenne en compte dans son ensemble. C’est certes utopique, mais si tous les hommes politiques de la Terre avaient cette conscience-là, il y aurait de quoi concevoir une nouvelle charte humaniste. Au lieu de cela, on laisse le religieux prendre les devants, on laisse le champ libre à l’ignorance et à l’obscurantisme."

Humanité

"L’humanité, c’est ce que nous sommes nous, les êtres humains qui peuplent cette planète, mais c’est aussi un sentiment, le respect du vivant, aujourd’hui menacé par l’inhumanité que l’on observe tous les jours dans l’actualité. Je n’avais pas de projet de parabole, mais cette trilogie du "Coup de sang" est née en réaction à la lourdeur du cycle précédent. Le choc des attentats du 11 septembre 2001 avait prolongé d’un quatrième album la trilogie du "Monstre". La réalité a percuté ma thématique dans 32 décembre, devenu moins réaliste, plus absurde. Ça a été un travail lourd. J’ai eu besoin de quelque chose de plus léger, de plus pur, y compris techniquement en revenant au dessin. Animal’z est arrivé comme une récréation. A travers le principe d’une fable, qui est au cœur du projet, l’humanité se trouve au centre de la trilogie."

Déchets

"La planète ne produit pas de déchets, elle recycle. C’est l’homme, avec son arrogance, qui les produit, qui produit du négatif, du poison pour la planète. Au cours de l’histoire, on a produit beaucoup de déchets, et ils ont influé sur la marche du monde souvent de manière très négative. Nous produisons des déchets et nous en sommes aussi parfois…"

Bleu

"Le bleu est une couleur fragile : à l’impression, il y a parfois des décalages. Mais c’est une couleur universelle, qui nous appartient à tous, ne serait-ce que parce que le ciel et la mer sont bleus : d’ailleurs, on dit la planète bleue. Tout le monde sait que le ciel n’est pas vraiment bleu, que c’est un effet de la filtration de l’air, que nous sommes en fait dans le vide sidéral, dans le noir sans fin. Le bleu, c’est la couleur de l’humanité, qui nous protège et nous englobe. Mais je ne me dis pas ça en saisissant mes pinceaux ! C’est tout simplement une couleur qui me plaît et que j’aime travailler avec du noir, du blanc, des camaïeux ; en utilisant aussi des papiers teintés."

Couleur

"En général, à part les bleus, j’utilise peu de couleurs : gris, blanc, noir, rouge, du vert parfois quand la thématique l’exige. Le jaune, quand il est présent, est un peu dévoyé, ocre. Le jaune pur ne me convient pas. Et on ne me verra jamais utiliser de violet, je ne l’aime pas. Il est très à la mode dans le design, on le voit avec du gris dans le moindre bar, je trouve cela affreux. Dans La couleur de l’air, j’ai volontairement amené du vert fluo, des couleurs qui pètent, qui soient comme une victoire sur le gris même si la fin n’est pas si optimiste que ça. Les couleurs sont là pour accentuer les notions de bonheur. Il y a un aspect carte postale. En fin d’album, on se retrouve dans une sorte de club, c’est une fin légère mais aussi pernicieuse. De toute façon, je n’aurais pas pu concevoir une fin réaliste. La couleur fait partie du message, mais on peut y voir ce que l’on veut."

Image

"Trop d’images tue l’image. On est dans un monde où elle est omniprésente, accessible à chacun avec des outils nomades. Or j’évolue dans la bande dessinée en essayant de la maîtriser, de l’économiser, de la choisir. Avant, je déroulais une action. Depuis qu’il y a trop d’images, le texte se réduit à un scénario et il n’y a plus de vraie écriture. Il fallait trouver un nouvel équilibre entre image et texte. Mes personnages disent des choses qu’il n’est pas nécessaire de montrer. A l’heure où l’image se dégrade par la quantité, je ne cherche pas à produire des images, je cherche à produire des images utiles, fortes, bien à leur place."

Mouvement

"On m’a reproché à une époque un style un peu marmoréen, un côté pays de l’Est. C’était justifié car là-bas, le mouvement ne se voyait pas, il était immobile. Dans La couleur de l’air, chaque image a une fonction et doit produire son effet. Il n’y a pas, par exemple, de course-poursuite. Il faut que la vibration soit perceptible directement dans l’image. Le mouvement vient aussi du fait que je cherche moins l’image parfaite. Le mouvement procède du côté pas entièrement fini. Il faut que les choses ne soient pas verrouillées, qu’on sente une échappée possible. C’est ce que je retiens de la pratique de la peinture : un tableau ne doit pas être entièrement terminé, sinon j’ai un sentiment d’échec. Le défi est le même pour l’écriture. Il faut que subsiste un léger moment de flottement, même quand la musique est en place, pour que le lecteur se sente aussi un peu manipulateur et non seulement lecteur."

Philosophie

"La philosophie, c’est ce qui restera de l’humanité. C’est comme des ondes hertziennes : les grands textes, les pensées… Dans La couleur de l’air, je convoque Bergson, Nietzsche, Bakounine… Après avoir rendu précédemment un hommage à la langue française à travers Baudelaire, qui m’avait bluffé quand je l’avais lu à 14 ans, alors que je parlais français depuis peu. La philosophie, c’est une traçabilité que j’impose et que la planète impose, reconnaissant quelque chose de positif dans l’humanité."

Littérature

"Dans Julia & Roem, il y avait une référence à Shakespeare, mais cet album est à part, comme souvent le deuxième album dans mes trilogies. D’une manière générale, lorsque je démarre une histoire, je ne sais pas quelles citations je vais utiliser."

Livre

"Il occupe toujours pour moi une place centrale. Même ma peinture est née de ma pratique du dessin et de l’illustration. Mes premiers travaux de peinture ont été faits pour un livre, Bleu sang. Et, pour une exposition, le catalogue est très important. J’aime l’odeur du papier. Je suis un des combattants de la cause du livre imprimé, certes en danger mais il y aura toujours des gens pour la défendre et j’en ferai partie. D’ailleurs actuellement, alors que j’ai deux projets de films en cours de développement, Moving earth, adapté d’Animal’z, et un docu-fiction, Homo disparitus, tiré de l’essai d’Alain Weisman paru sous ce titre chez Flammarion (2007), je commence déjà à réfléchir à mon prochain livre. Il faut que ça vienne vite : je ne supporte pas l’idée de ne pas avoir un projet de livre en tête."

Edition

"J’y participe activement. Ma nouvelle façon de travailler m’y incite puisque, depuis 1995, je travaille case par case avant de les assembler sur ordinateur. Je fais même les scans. La seule chose que je ne fais pas, c’est l’impression. Avant, j’adorais superviser une maquette comme nous le faisions avec Etienne Robial chez Futuropolis. Maintenant, c’est différent, mais je suis toujours très vigilant sur le résultat final."

La couleur de l’air, par Enki Bilal, Casterman, 22 octobre, 18 euros, 96 p. coul. ISBN : 978-2-203-03309-2.

(1) Voir notre critique dans LH 765, du 20.2.2009, p. 25, et l’entretien « Enki Bilal : "Avec le 11-Septembre, tout a pris un autre sens" » dans LH 863, du 29.4.2011, p. 22-24.

Les dernières
actualités