""Tu as tes merveilleux souvenirs", dirent les gens par la suite, comme si les souvenirs étaient un réconfort. Les souvenirs ne sont rien de tel. Les souvenirs portent par définition sur des temps passés, des choses enfuies. Les souvenirs, ce sont les uniformes de Westlake dans la penderie, les photos craquelées aux couleurs délavées, les invitations aux mariages de gens qui ne sont plus mariés, les faire-part de décès de gens dont on ne se rappelle plus le visage. Les souvenirs, c'est ce qu'on ne veut plus se rappeler."
Ses souvenirs, peut-être Joan Didion s'en passerait-elle bien. Comme de devoir être désormais considérée, de part et d'autre de l'Atlantique, comme la grande prêtresse du deuil dans la littérature contemporaine. D'ailleurs, rien ne serait plus inexact (et aussi inélégant) que d'envisager Le bleu de la nuit, son nouveau livre, libre variation autour de la mort à l'âge de 39 ans, en août 2005, de sa fille Quintana Roo, dix-huit mois après celle de son mari, John Gregory Dunne, comme une simple suite tragique à L'année de la pensée magique (Grasset, 2007). Bien sûr, il y a de cela ; mais autant L'année était une implacable oeuvre au noir, presque inquiétante de sécheresse, autant ce Bleu de la nuit déploie un registre plus éclaté, conforme à la discontinuité du souvenir, peut-être plus conforme aussi à ce qui faisait l'originalité fascinante des grands livres de Joan Didion durant les années 1970. Notons d'ailleurs que Robert Laffont réédite, dans sa collection « >Pavillon poche >», Démocratie, assurément le plus ambitieux de ses romans, épuisé depuis trop longtemps. A une puissante réflexion sur les aléas de la maternité, ceux plus terribles encore de l'éducation, les questions que peuvent se poser les enfants adoptés, Didion superpose une symphonie sourdement lyrique pour les visages enfuis, les maisons abandonnées, les sentiments que l'on ne ressent plus qu'en pure perte. Admirables pages sur l'éden perdu californien, New York vu comme un fascinant pandémonium, le souvenir de Natasha Richardson, celui de ces temps où l'horizon et l'avenir pouvaient encore se conjuguer... N'épargnant rien à son lecteur, l'auteure applique d'abord à elle-même son exigence de vérité : le récit des servitudes de sa vieillesse ne trouve écho que dans celui du chagrin de sa fille, face à la dépression, sans autre palliatif que l'alcoolisme.
La presse américaine qui a fait un triomphe à ce Bleu de la nuit (salué aussi en des pages ferventes par des auteurs comme Rachel Cusk ou John Banville) ne s'y est pas trompée. Joan Didion reste par son intelligence, son sens du récit, la "nervosité" de son style, la reine-mère des lettres américaines. Simplement, elle nous apprend que, contre la tragédie, il n'y a pas de remède. Pas même le (plus grand) art. Surtout pas l'art.