Roman/France 2 janvier Anne Serre

Prêts pour une expérience de lecture ? Prêts pour quelque chose - et cette fois le cliché n'est pas usurpé -, de vraiment singulier, proposé par la toujours audacieuse Anne Serre ? Grande tiqueté est un récit bref, une sorte de conte, écrit dans la syntaxe habituelle du français mais dans une langue inventée truffée de mots qui n'existent pas. Cela donne par exemple : « Cela nous rignait tout de suite dès qu'on se retrouvait. Tom vergeait et se mettait à corruscer de toutes les fibres de son étam, Elem vandéguisait à son tour, et moi moi moi j'adorais ruisseter ainsi, c'était le seul tanon où je me sentais saire, la seule ergeance où rien ne me dérouillassait, j'aurais pu sutaniser ainsi pendant des heures et c'était mes compagnons qui devaient m'arrêter pour que je ne m'exquise pas dans les fourrés neigeux. » Ainsi parle le narrateur Aidaim qui se présente au milieu du récit : « Quantamoi, l'écrivain, car j'ai ourdi de le dire, je varonte des histoires. ». Il « varonte » donc ses aventures avec deux amis qui font la route avec lui, le vagabondage de ces trois « zinzaleurs » qui marchent dans les chemins creux, se baignent dans des lacs, savourent les printemps, font des rencontres.

Leur « langue impossible », cette langue étrangère dont la musique prime sur le sens et qui demande que l'on s'abandonne au jeu des sonorités, n'a rien d'un simple exercice de style car elle n'est pas née d'un pur défi formel. Dans la préface et dans la postface qui encadrent cette geste littéraire inédite pour elle, Anne Serre précise comment après la mort de son père est apparu ce texte, « très naturellement, joyeusement, sans que je fasse d'efforts pour déformer les mots de notre langue ». Comment l'écrivaine qu'elle est, éprise de fiction, et qui dit abriter un petit narrateur intérieur surgissant quand elle veut raconter « quelque chose de terrible » a en fait transcrit la « langue paternelle », celle que son père, ancien professeur de lettres classiques, atteint d'un cancer des glandes salivaires, s'était mise à parler dans les derniers jours de sa vie : une « langue archaïque, comme mésopotamienne » pleine de mots inconnus que sa fille semblait seule à comprendre, « à peu près ». « Je crois que sa langue était la langue de la mort. Ou l'une des langues de la mort qui en a peut-être plusieurs. » Langue de la mort mais pas langue morte, en tout cas. Revitalisée par l'inventivité et vivifiante, au contraire. Quant à cette Grande Tiqueté, à vous de la traduire comme vous l'entendez.

Anne Serre
Grande Tiqueté - Préface et postface de l'auteure
Champ Vallon
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 14 euros ; 96 p.
ISBN: 9791026708780

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