Comme dans un vaudeville bourgeois, le décor est de bon goût : une grande maison en Suisse, pas tape-à-l'œil mais en front de lac. Les propriétaires, un vieux couple marié depuis trente ans, parents de deux garçons et une fille, étudiants à Paris. François et Bérangère, 55 ans, le mari adultère et l'épouse négligée, et Viviane, petite quarantaine, la secrétaire de monsieur, sa maîtresse. Classique. Mais Emmanuelle Grangé a choisi de dévoyer les codes de la pièce dans ce très réussi troisième roman, en donnant la parole aux deux femmes qui vont nouer une étrange complicité dans le dos de l'homme qu'elles partagent. L'homme infidèle, justement : « L'âge aidant, il n'a plus la superbe de l'amant, l'argent est certes toujours là, les conquêtes beaucoup moins nombreuses. Viviane, encore jeune, vise sans doute plus haut que la mélancolie désormais assise de mon mari », commente l'épouse dont la clairvoyance instille à tout le roman un implacable fatalisme. « Ta femme est admirable », dira la maîtresse après leur première rencontre. Ce qui lie ces deux femmes si dissemblables, c'est la dépendance, en particulier financière. Ce sont des compagnes dominées. La légitime gagne son « argent de poche » (dixit, gentiment méprisant, son mari) comme bibliothécaire à l'ONU et peint, un « passe-temps », toujours selon l'homme pour qui elle a abandonné ses études aux Beaux-Arts. La deuxième, mère d'une fille élevée par ses grands-parents, vit modestement dans un appartement dont l'amant participe au loyer. Chacune a son point de vue sur l'autre, des versions différentes des mêmes scènes, mais elles ne sont dupes de rien. Leur tendresse clandestine construit peu à peu un espace paradoxal d'affranchissement. « Nous n'aborderons jamais le sujet qui nous a réunies, qui nous maintient à distance l'une de l'autre. Nous avons en commun cette espèce d'élégance, une manière de réserve. » Il n'est pas question de trahison, plutôt d'arrangements, en toute connaissance de cause. Sans plainte ni états d'âme. Un accord tacite pour faire comme si. Patience et magnanimité, prudence et bienséance préservent les apparences.
Dans Les risées du lac, ce lac dans lequel Bérangère se lave de tout en nageant, le temps glisse sans faire de vague, toujours au présent. Le mari part à la retraite, la maison de famille devient maison de vacances, une première petite-fille naît. Le quotidien conjugal se transforme en cohabitation. La violence monte à huis clos, de moins en moins feutrée, de moins en moins contenue. Le style sec et sans jugement de l'auteure du très beau Les amers remarquables (2019) fait merveille pour observer ce trio ou plutôt ce quatuor car la dérive se fait sous le regard d'un vieux domestique algérien, jardinier silencieux qui veille depuis toujours sur la maîtresse de maison. La tristesse se tient longtemps tapie, comme le chagrin, amolli par un confort sécurisant. Lentement, le mépris, la pitié, le dégoût puis la peur ouvrent des fissures irréversibles mais délivrent aussi des chaînes.
Les risées du lac
Arléa
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 18 € ; 180 p.
ISBN: 9782363082541