Dans les plis du temps. Quelle trace laisser de son existence ? Cela semble être la question qui occupe, dans toute son œuvre, les personnages de la romancière canadienne Emily St. John Mandel. On croise ici plusieurs protagonistes, vivant à des époques différentes mais qui partagent des obsessions communes, et dont on va se demander tout au long de ce récit habilement tortueux ce qui peut bien les relier. S'il fallait trouver un point de départ à cette histoire qui ne cesse de virevolter dans le temps, on remonterait à 1912, quand Edwyn, un jeune homme issu d'une famille anglaise fortunée, s'exile sur la côte ouest du Canada après avoir critiqué le colonialisme de l'Empire britannique. Dans une forêt, il a un jour une sorte de vision, qui changera sa vie : il perçoit un air de violon et le brouhaha d'une foule invisible... Un incident semblable se déroule un jour de 2020, quand un compositeur de musique classique présente, en guise de performance, une vidéo étrange filmée dans une forêt et qui, à un moment soudain, semble sauter, alors qu'on entend un bruit impossible à identifier.
Deux siècles plus tard, la lune sera peuplée de colonies. C'est sur la Mer de la Tranquillité qu'a grandi la célèbre romancière Olive Llewellyn. En cette année 2203, elle effectue un séjour sur Terre, entre la République Atlantique et celle du Texas, pour promouvoir son nouveau roman. Alors qu'on annonce qu'une nouvelle pandémie est en train de se répandre, sa fille et son mari lui manquent soudain cruellement. Ce dernier, architecte, travaille à la construction d'un bâtiment secret, un nouvel Institut du temps. Des siècles passent encore et, en 2401, un certain Gaspery, un chômeur hanté par l'idée que le monde n'est qu'une simulation et dont la sœur travaille à l'Institut du temps, va devoir aller rencontrer des personnages dans le passé pour réparer le flux temporel. La transgression est alors tentante, car il sait qu'il peut modifier des événements, même si c'est interdit, et ainsi sauver des vies. Il est persuadé que cela n'aurait pas d'incidence sur l'Histoire : « La plupart des gens ne meurent-ils pas d'une manière fort peu spectaculaire, presque personne ne remarquant leur disparition, celle-ci demeurant une péripétie dans le récit de ceux qui les entourent ? »
Les romans d'Emily St. John Mandel sont souvent construits sous la forme de puzzles énigmatiques. Les existences n'y brillent que par leurs moments provisoires et fugaces, et ce sont ces instantanés, quand ils sont restitués de façon désordonnée, qui semblent passionner l'autrice. Avec cette magnifique histoire qui s'apparente à une très poétique enquête sur ce qu'est la réalité, elle montre encore à quel point elle aime le mouvement et les personnages qui se déplacent constamment mais qui ne laissent, de leurs passages, que quelque chose d'éphémère et d'intangible. Elle multiplie les apparentes coïncidences − qui n'en sont jamais − et nous révèle avec délicatesse que ce qui est fondamental est toujours dissimulé entre les lignes, caché dans les plis de l'époque et du temps.
La mer de la tranquillité Traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé
Rivages
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 22 € ; 304 p.
ISBN: 9782743660499