Une partie de l’avenir du livre numérique et du rééquilibrage des pouvoirs dans son marché pourrait s’annoncer les 7 et 8 avril à Bordeaux. A l’initiative de l’International Digital Publishing Forum et de l’EDRLab, la salle de conférences de la librairie Mollat accueillera le premier ePub Summit. Pour une fois, un événement consacré à la technologie ne sera pas entièrement en anglais, contrairement à ce que son titre peut laisser supposer, et il est programmé ailleurs que dans une capitale. La langue et le lieu ne sont pas que des symboles. Cette première conférence est aussi l’examen de passage des Français qui ont milité pour la création à Paris de l’European Digital Reading Lab (Laboratoire européen de lecture numérique), EDRLab selon le nom officiel de cette association dont les statuts ont été déposés en août 2015. Le programme de la conférence sera aussi sa feuille de route.
Défini en 2011
"L’évangélisation de l’ePub sous forme d’événements figure à notre cahier des charges", explique Pierre Danet, président de l’EDRLab. La ténacité du directeur de l’innovation numérique d’Hachette a beaucoup compté dans l’installation en France de cette émanation du consortium International Digital Publishing Forum (IDPF) et de la fondation Readium. Le premier définit le format ePub, un standard de publication numérique non propriétaire et ouvert à tous. La seconde développe les technologies nécessaires aux applications de lecture de ce format. L’EDRLab fait un pas de plus dans cette direction, en accélérant ce travail grâce aux moyens humains et financiers dont il dispose.
Bénéficiant de l’infrastructure de Cap Digital, le pôle de compétitivité numérique de Paris qui l’accueille, l’EDRLab est soutenu par les pouvoirs publics, les principaux groupes d’édition et leurs instances professionnelles. Le ministère de la Culture, le secrétariat d’Etat à l’Economie numérique, les groupes Editis, Hachette, Madrigall, Média-Participations, le Syndicat national de l’édition, le Cercle de la librairie (1), le Centre national du livre, tous membres fondateurs, ont garanti un budget de 1,5 million d’euros sur trois ans.
De quoi organiser le déploiement concret de l’ePub 3, défini en 2011 mais peu utilisé depuis. A la faveur de cette mutation, il s’agit cette fois de réussir une vraie interopérabilité des livres numériques entre tous les appareils, dans de bonnes conditions de sécurité pour les éditeurs et de facilité d’usage pour les lecteurs.
Ne plus dépendre d’Adobe
A côté de l’ePub 3, l’autre clé est un nouveau système de gestion de droits (DRM, en anglais) et de protection contre le piratage baptisé LCP (pour Lightweight Content Protection), développé par Readium. Le but est de ne plus dépendre de la DRM d’Adobe, la plus répandue et la plus décriée.
"Il faut créer les conditions d’un déploiement accéléré de ce dispositif normatif et technique, c’est décisif pour se libérer de l’emprise d’acteurs dominants qui peuvent infléchir le cours de l’histoire", insiste Alban Cerisier, secrétaire général et directeur du développement numérique de Madrigall. Avec l’iBookstore, Apple propose aujourd’hui un des rares environnements fiables et efficaces pour la lecture des livres enrichis, au format ePub 3. "Le risque est de se retrouver avec une interprétation de la norme façon Apple", redoute Alban Cerisier, alors qu’"un vrai standard favorise la concurrence et la compétitivité", poursuit Pierre Danet. Les éditeurs veulent sortir de la dépendance organisée par les systèmes propriétaires d’Amazon, d’Apple et dans une moindre mesure de Kobo, avec des ebooks lisibles sur leurs seuls appareils. Ces systèmes entretiennent une clientèle captive qui fige les parts de marché conquises à la fin des années 2000. Leur extrême facilité d’usage explique leur succès ; le défi est de reproduire la même fluidité dans un environnement ouvert.
Rééquilibrage vers l’Europe
L’enjeu explique l’implication des pouvoirs publics aux côtés des principaux groupes d’édition, au nom de cette exception française dans l’organisation du marché du livre qui séduit maintenant même des observateurs américains ou britanniques. La gouvernance et l’implantation de l’EDRLab manifestent ainsi un rééquilibrage vers l’Europe correspondant à son importance dans l’industrie du livre, alors que l’IDPF se trouve dominé par les acteurs numériques de la côte Pacifique (Silicon Valley et Asie du Sud-Est), note Rémi Gimazane, chef du département de l’économie du livre au ministère de la Culture. Sur près de 400 membres, l’IDPF compte 21 % d’Européens, dont 19 Français. Plus récente, la fondation Readium rassemble 69 adhérents, dont 36 % d’Européens et 20 % de Français, parmi lesquels tous les grands groupes d’édition.
Les fondateurs d’EDRLab se sont engagés à créer une association réellement européenne. C’est leur intérêt, ne serait-ce que pour des raisons de pérennité de financement et d’efficacité d’action. L’implication du ministère de la Culture s’inscrit aussi dans une dimension européenne : face au projet de marché unique numérique passant par une réforme de la directive droit d’auteur qui ne vise qu’à l’affaiblir selon les producteurs de contenus, il faut avancer des contre-propositions.
D’où la création d’un comité de liaison du droit d’auteur, avec différents sous-groupes chargés d’une réflexion sur la lutte contre le piratage, la captation de valeur dans la diffusion numérique, les solutions alternatives aux exceptions accès ouvert et fouille de données, ou encore l’interopérabilité, pour le troisième d’entre eux, qui rejoint l’objectif d’EDRLab. "La France et les professionnels du livre expliquent à la Commission européenne qu’il y a d’autres entraves à la circulation des œuvres que les barrières nationales qui monopolisent son attention : il faut aussi se préoccuper des verrous qui enferment les lecteurs dans des systèmes n’ayant rien à voir avec les livres qu’ils ont achetés", explique Rémi Gimazane.
L’autre mission est la promotion de l’accessibilité à la culture pour les publics handicapés, que facilitera grandement l’ePub 3. "Des livres numériques mieux conçus pour les personnes aveugles seront mieux utilisables pour tout le monde, avec des fichiers plus structurés et supportant mieux l’évolution des technologies", estime le chef du département de l’économie du livre, qui a porté la réforme de l’exception handicap dans le projet de loi Création. La France cherche donc le moyen d’inscrire l’interopérabilité des contenus numériques dans la réglementation européenne, via la révision de la directive commerce qui serait un véhicule possible.
Le rythme des négociations européennes laissera le temps de résoudre un problème concret : la mise au point du système de protection LCP, "qui débloquera l’usage commercial de l’ePub 3", explique Laurent Le Meur, directeur technique d’EDRLab, en première ligne de l’organisation de l’ePub Summit. "La dépendance unique à Adobe n’est pas saine, c’est une forme d’insécurité technologique", note Alban Cerisier. "La gestion de LCP sera décentralisée, et l’identification de l’utilisateur et de ses droits, très importants pour le prêt en bibliothèque, reposera sur un identifiant-mot de passe. Elle sera aussi plus respectueuse de la vie privée des utilisateurs contrairement au système totalement centralisé d’Adobe", souligne Hadrien Gardeur. Cofondateur de la librairie Feedbooks, il est un des tout premiers adhérents français de l’IDPF et de Readium, qui l’a chargé de définir les caractéristiques de LCP.
Moins cher
Le canadien Demarque, opérateur technique de la plateforme de distribution Eden, a écrit une première version du programme, côté serveur. Le gestionnaire de librairie numérique Tea l’a reprise pour en faire Care, une version de LCP qui fonctionne depuis six mois avec les liseuses de Pocketbook. "Ce sera interopérable avec toutes les liseuses et applications de lecture qui supporteront LCP", affirme David Dupré, directeur général de Tea, qui en prend l’engagement dans le livre blanc qu’il diffuse. Electre et ePagine travaillent aussi ensemble sur une solution de diffusion de LCP. Michaël Dahan, cofondateur de Bookeen, concepteur français de liseuses, se dit pragmatique et préoccupé par le coût de certification de cette LCP, qui financera l’EDRLab. Ce sera de toute façon moins cher qu’Adobe, assurent ses promoteurs. "Le point capital sera la migration, et la gestion simultanée des deux DRM", prévient Alban Cerisier. H.H.
(1) Propriétaire d’Electre, qui édite Livres Hebdo.
Beaucoup de conférences, un peu de bordeaux
"Nous avons une qualité exceptionnelle d’intervenants, qui va installer la réputation de la branche européenne de Readium", s’enthousiasme Pierre Danet. Président de l’EDRLab, émanation de Readium installée à Paris en 2015, le patron du numérique d’Hachette (voir page suivante) a programmé l’ePub Summit pour les 7 et 8 avril en un temps record en profitant d’une opportunité : la mise à disposition de la toute nouvelle salle de conférences de la librairie Mollat pendant la Semaine digitale à Bordeaux.
La première journée sera technique, avec des interventions des principales personnalités qui contribuent à la conception et à l’évolution des normes du livre numérique. Bill McCoy (directeur de l’IDPF), Richard Wright (directeur de l’ingénierie, Readium), Ivan Herman (responsable du World Wide Web Consortium Digital Publishing) "vont nous donner leur vision de l’avenir", promet Pierre Danet. Nicolas Georges, directeur du Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture présentera "la stratégie du gouvernement français" pour la lecture numérique. Bill Rosenblatt, consultant (Giant Steps Media Technology Strategies), analysera la protection des contenus et la norme LCP.
La seconde journée sera tournée vers le marché avec une table ronde de libraires et des conférences d’éditeurs en jeunesse et en scolaire expliquant leurs usages de l’ePub.
Une "mise en relation", en soirée, avec dégustation de vins de Bordeaux a pu aussi contribuer à l’attractivité de ce sommet, complet plus de trois semaines avant son ouverture.
Pour 40 euros, il sera également possible de le suivre en vidéo en s’inscrivant sur le site de l’EDRLab. H.H.
Geek en chef
Pierre Danet, 51 ans, directeur Innovation numérique Groupe chez Hachette Livre et président d’EDRLab, est l’initiateur de l’ePub Summit.
Chez Hachette Livre, il est souvent décrit comme un "super geek". Appliqué à Pierre Danet, directeur Innovation numérique Groupe et membre du pôle de compétitivité Cap Digital, l’expression est un compliment. Car pour lui, la culture geek, c’est avant tout "le goût d’essayer et de plonger dès qu’il y a une nouvelle technologie".
Il reste hanté par le regret d’avoir raté Java, ce langage Web des années 1990-2000. Pas seulement parce que "les premiers qui l’ont fait en France possèdent maintenant des châteaux", mais aussi parce qu’"il y a des tendances technologiques importantes et qu’il faut savoir prendre les bons tournants". Lesquels se multiplient. "Le phénomène qu’on vit est exponentiel, dit-il. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut prendre ces transformations à bras-le-corps."
Amateur de science-fiction, Pierre Danet est fasciné par le progrès technologique et scientifique. "On est dans une phase de progrès technique, et c’est à l’humain de s’adapter", assure celui qui a été nommé chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2014. On pense au transhumanisme, ce mouvement qui prône l’usage des sciences et techniques pour améliorer les caractéristiques humaines. "Je suis transhumaniste par provocation et amusement, dit-il. En réalité j’attends de voir." Il cite Google, "la boîte la plus transhumaniste du monde". Il s’emballe en évoquant les biotechnologies, qui auraient la capacité de guérir la myopathie.
Surtout, ne pas rater une innovation. En 1993, alors journaliste rock et consultant, il surfait déjà sur Internet. "J’avais un modem 56k qui faisait du bruit pour se connecter et une adresse AOL, c’était fabuleux", se souvient-il. A l’apparition des blogs, il a de nouveau plongé, tête baissée. Il en tenait pas moins de trois, sous différents pseudos, qui parlaient - déjà - de technologie et de transformation numérique. L’un d’eux s’est taillé un beau succès, jusqu’à figurer 15e sur Wikio, le classement de référence des blogs en France. Aujourd’hui, il n’en a plus qu’un, sous son vrai nom. "J’ai décidé d’être "en clair". Je fais plus attention à ce que je dis", explique-t-il.
Maître dans l’art de convaincre
Roi du pitch, il est passé maître dans l’art de convaincre en quelques minutes, une qualité qu’il estime indispensable pour affronter la vie moderne, où le temps et l’attention manquent. C’est ainsi que, soucieux de "voir les Européens et les Français participer à l’établissement des standards de l’édition" et de ne pas laisser les sociétés américaines dicter leurs lois, il a réussi à monter le premier sommet ePub à Bordeaux.
Il connaît les risques de l’ultra-connection. Passé une certaine heure, ses trois enfants sont interdits de tablettes et de smartphones. Lui-même débranche grâce au tennis, mais aussi aux échecs, qui permettent de favoriser "mémorisation, calcul, focalisation et visualisation", énumère-t-il. On l’imagine volontiers en Kasparov livrant bataille contre la machine. Ou mieux: l’inverse. F.V.