Si le monde est fou, qu'en pensent les vrais fous ? C'est le point de départ de ce Chaos brûlant. Le titre fait référence à Nietzsche, un autre dément, qui écrivait que "la civilisation n'est qu'une mince pellicule au-dessus d'un chaos brûlant". Stéphane Zagdanski se propose donc d'observer cette zone de turbulences au travers du regard de quelques patients particulièrement atteints du Manhattan Psychiatric Center de New York.
Le schizophrène en chef, surnommé "Sac d'os" - le narrateur -, lit dans les pensées. Enfin, c'est ce qu'il prétend... Et en ce printemps 2011, l'homme qui mobilise l'attention du monde s'appelle Dominique Strauss-Kahn. Avec ses coreligionnaires en déraison, Luc Ifer, Homer Simpson, Guy Debord, Sigmund Freud, Karl Marx, Antonin Artaud, Franz Kafka ou Goneril, Sac d'os entre dans la peau de DSK et réinvente son histoire, tel un Shakespeare sous amphétamines. Et tout y passe : le tremblement de terre d'Agadir auquel il a échappé enfant, les femmes, les frasques, le FMI, la candidature à la présidentielle, l'homme enfermé dehors.
De la folie d'un homme, nous passons très vite à la folie du monde : folie médiatique, folie financière, folie de l'exploitation de la Terre et des hommes, folie Twitter, folie du spectacle permanent qui consume tout et ne laisse rien à la compréhension. A ce procès hallucinant de la démence du monde - l'audience avec la juge Jackson est un morceau de bravoure -, les grands témoins sont convoqués : Nafissatou Diallo, Anne Sinclair, Benjamin Brafman, l'avocat de DSK, mais aussi Obama, Barack et Michelle, Nicolas Sarkozy en "Herr Chouchou" très agité, Carlita en épouse castratrice, François Hollande en challenger inattendu, un Picasso chaman, un BHL gnangnan, un Sollers lacanisant et un Houellebecq en dépressif un peu trop apprécié.
Dans un style lyrique, comique, inventif et déjanté, Stéphane Zagdanski parvient à garder le cap de cette traversée hystérique tout en nous gratifiant de digressions qui nous ramènent toujours à la névrose dont ce sexe au Sofitel est le révélateur : la photographie expliquée par Walter Benjamin, la propagande politique selon Edward Bernays, le rôle de la société IBM dans le fichage des déportés sous le IIIe Reich, les relations entre Hitler et Ford, la légende du Golem, l'antisémitisme, etc.
Ceux qui attendent des révélations sur l'affaire DSK seront déçus. Ceux qui espèrent saisir quelque chose de cette dinguerie seront édifiés, surpris ou agacés. Dans cette histoire, DSK n'est que le symptôme. La maladie, c'est le monde. D'accord, tout cela n'est qu'un roman. Mais un bon roman - il n'y en a pas tant que ça - va toujours au-delà de ce qu'il nous raconte. Il traduit quelque chose d'invisible, de sous-jacent, d'imprécis. Il révèle ce qu'il y a sous la peau du monde. C'est la raison pour laquelle ça fait un peu mal aussi. Zagdanski a toujours été à la limite de. Avec De Gaulle, avec les autres, avec lui-même aussi. Cette fois, il pousse le bouchon assez loin. C'est le privilège des vrais écrivains.