En 2013, les vedettes des tables des librairies pourraient bien s'appeler Stefan Zweig et Guillaume Apollinaire. Leurs oeuvres tomberont en effet dans le domaine public l'année prochaine, provoquant une profusion éditoriale sur ces écrivains toujours très lus et, surtout, très étudiés. Les éditeurs jusqu'alors détenteurs des droits n'ont pas l'intention de céder leur place aux nombreux concurrents qui vont entrer sur le marché.
Car l'enjeu est de taille. Un auteur qui tombe dans le domaine public, ce sont des revenus en moins : ceux de l'exploitation exclusive en librairie, très rentable en cas de prescription par l'Education nationale, mais aussi les recettes dérivées, comme les droits payés par les éditeurs de manuels scolaires. Les droits de reproduction de ces textes peuvent représenter, par exemple, un budget de 9 000 euros pour un manuel de seconde de 580 pages.
Les nouvelles traductions de Stefan Zweig vont affluer en début d'année (1). Les ouvrages de l'écrivain autrichien ont connu un regain d'intérêt avec la publication par Grasset en 2008 d'un texte inédit, Le voyage dans le passé. Les éditeurs cherchent à se différencier, par les nouvelles traductions bien sûr, mais aussi par les appareils critiques, les présentations ou le prix. «C'est le texte qui tombe dans le domaine, et non les traductions ou les annotations, rappelle Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle. Les éditions annotées et commentées deviennent des éditions de référence, cela permet de prolonger la durée de vie. Notamment quand dans les programmes d'agrégation, c'est telle version qui est demandée. » Gallimard prépare pour avril une édition en "Pléiade" de Romans, nouvelles et récits, dans une traduction réalisée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre (voir p. 6). Robert Laffont proposera en février de nouvelles traductions en "Bouquins". En poche, la différence se fera sur les traductions et le prix des livres les plus prescrits. Editeur historique de Zweig avec 40 titres à son catalogue, Le Livre de poche entend «montrer [qu'il a] tous les titres de Zweig, depuis longtemps. Environ la moitié sont des traductions de référence par Alzir Hella, traducteur, puis ami et même agent de Zweig", argumente Claire Desserrey, éditrice pour les classiques, qui propose une nouvelle traduction du Joueur d'échecs le 3 janvier et va publier Amok et Lettre d'une inconnue en deux volumes séparés en février. L'éditrice a l'expérience du Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, tombé dans le domaine public en 2009. «Nous vendons encore 20 000 exemplaires par an. Il y a eu une diminution, oui, mais pas aussi forte qu'on l'aurait cru. Tout le monde avait en tête Le grand Meaulnes dans notre édition, avec notre illustration", explique-t-elle.
"MORT POUR LA FRANCE"
>Pour Guillaume Apollinaire, Gallimard va lui aussi devoir défendre sa position d'éditeur historique. L'oeuvre d'Apollinaire tombera dans le domaine public le 20 septembre 2013. Le poète, mort le 9 novembre 1918, a en effet été déclaré "mort pour la France", ce qui ajoute trente ans à la durée de protection. Brice Amor, directeur juridique de la maison, a fait le calcul : "1918 + 50 ans + 30 ans + 14 ans et 272 jours pour les prolongations de guerre égale 20 septembre 2013" (voir encadré p. 14). Alcools étant le volume de "Poésie/Gallimard" qui se vend le plus, Gallimard prend les devants avec, dès avril, une édition spéciale d'Alcools en "Folio" à 3,50 euros pour marquer les 100 ans de la publication du recueil. Le volume comprendra un portrait d'Apollinaire par Paul Léautaud, des lettres du poète, un lexique et une dizaine d'hommages littéraires inédits, comme celui de Jacques Réda, ou introuvables, comme ceux d'Aragon, de Pierre Reverdy ou de René Guy Cadou. Une édition en "Folio Plus Classique" est programmée pour février. «C'est un des grands recueils de la prescription, avec Paroles, Capitale de la douleur et Feuillets d'Hypnos", rappelle Véronique Jacob, responsable éditoriale.
COURSE
La course s'ouvrira à l'automne. Chez Flammarion, "GF" prépare des éditions d'Alcools et de Calligrammes par Gérard Purnelle, spécialiste de la poésie française du XXe siècle et président de l'association des Amis de Guillaume Apollinaire. Le Livre de poche dit réfléchir à un volume d'Alcools et travaille à une édition en "Pochothèque" rassemblant Alcools, Calligrames, de la prose, du théâtre... avec des préfaces confiées à trois universitaires, Didier Alexandre, Michel Murat et Laurence Campa. Pocket, présent sur le front Stefan Zweig, attaquera certainement. "Nous sommes encore en réflexion sur le postionnement par rapport à l'offre concurrente et sur le bon tempo par rapport à nos autres publications du domaine public", explique Valérie Miguel-Kraak, directrice éditoriale.
Il n'existe pas de liste officielle des dates auxquelles les oeuvres des auteurs tombent dans le domaine public. Les éditeurs font des veilles, demandent des consultations à des avocats pour ne pas risquer un procès en publiant une oeuvre sous droits. Les bagarres et les erreurs de plus ou moins bonne foi ne sont pas rares. Au début de 2012, François Bon avait ainsi proposé une édition numérique de sa traduction du Vieil homme et la mer d'Hemingway, avant de se faire rappeler à l'ordre par Gallimard. «Nous avons régulièrement le cas d'oeuvres de Jean Giono reprises par d'autres éditeurs, comme L'homme qui plantait des arbres, explique encore Brice Amor chez Gallimard. Certains considèrent qu'ils peuvent la reproduire car Giono avait dit lui-même qu'il souhaitait que le plus grand nombre s'en empare."
Les éditeurs tentent aussi de garder les droits le plus longtemps possible. "Il y a beaucoup d'oeuvres de collaboration, car un ouvrage collectif ne tombe dans le domaine public que lorsque le dernier auteur y est tombé, relève Sophie Viaris de Lesegno, avocate associée du cabinet Pierrat. Pour rallonger les monopoles, on peut créer des dessins animés, de nouveaux personnages, qui seront à leur tour protégés..."
L'oeuvre d'Irène Némirovsky, morte en déportation en 1942, ne tombera pas dans le domaine public en 2013, car un décret de 2010 a déclaré l'auteure "morte pour la France". La formulation fait grincer des dents sa fille Denise Epstein et ses éditeurs, qui estiment qu'elle est morte plutôt " à cause de la France", mais son oeuvre bénéficiera d'une protection de trente années supplémentaires en France. Dans d'autres pays européens, ce ne sera certainement pas le cas. Denoël, éditeur de Suite française (prix Renaudot 2004), ne livre aucun élément et indique seulement travailler sur ce sujet compliqué.
SAINT-EX EN 2033
Antoine de Saint-Exupéry, disparu en 1944, a lui aussi été déclaré "mort pour la France". "Il tombera dans le domaine public le 1er mai 2033 en France, indique Brice Amor chez Gallimard. Et en 2039 aux Etats-Unis. Mais dans d'autres pays européens, ce sera en 2015, et l'oeuvre n'est déjà plus protégée au Japon, au Canada, en Russie, en Suisse, en Afrique du Sud, au Maghreb..." Il faudra aussi ajouter trente ans et peut-être des prolongations de guerre pour Paul Nizan (mort en 1940), Max Jacob (1944) ou encore Robert Desnos (1945).
La surveillance est beaucoup plus relâchée autour de Victor Margueritte, qui tombe pourtant dans le domaine public le 1er janvier : seul Payot réédite La garçonne en "Petite bibliothèque Payot". Plus problématique, Mein Kampf tombera dans le domaine en 2016... Fayard est en train de travailler, en lien avec une équipe de chercheurs à Munich, à une édition critique et à une nouvelle traduction du programme nazi d'Adolf Hitler.
(1) Voir "Ruée vers l'oeuvre de Zweig", dans LH 930 du 16.11.2012, p. 6.
D'où viennent tous ces classiques gratuits ?
Jusqu'à maintenant, les passionnés de littérature se sont montrés plus dynamiques que les institutions dans la constitution d'un fonds de classiques numériques facilement accessibles.
Paradoxe : les lecteurs du XXIe siècle apprennent à maîtriser leurs liseuses, smartphones, tablettes et autres machines à lire avec de la littérature des XVIIIe ou XIXe siècles... parce qu'elle est gratuite ou très bon marché. "C'est un moyen de tester ce matériel", explique Hadrien Gardeur, cofondateur de la librairie numérique Feedbooks qui propose plusieurs milliers de classiques en français, anglais, allemand, espagnol, italien. Les téléchargements mensuels se comptent par centaines de milliers. Toutes les librairies numériques proposent un rayon plus ou moins fourni d'ebooks au format ePub, devenus un produit d'appel : "Téléchargez chaque semaine des livres gratuits par centaines !" proclame ainsi le bandeau publicitaire que Virginmega.fr diffuse sur Internet. Sur Feedbooks, Les fleurs du mal arrive en tête, suivi du Kamasutra et d'Alice au pays des merveilles. Sur Amazon, c'est Sherlock Holmes, de même que sur Fnac.com, et chez Decitre.com, qui ne donne pas de classement pour éviter un effet d'entraînement autoalimenté, le mieux noté est Deux ans de vacances de Jules Verne.
RABELAIS RECOPIÉ À LA MAIN
On retrouve partout plus ou moins les mêmes titres, correspondant au patrimoine littéraire transmis par l'institution scolaire : Dumas, Maupassant, Molière, Musset, Proust, Stendhal, Verne, Voltaire, Zola... pour les auteurs français. La plupart de ces sites s'alimentent auprès des mêmes producteurs de contenus, passionnés mais peu nombreux. François Bon, écrivain et fondateur de Publie.net, est l'un d'entre eux. Sa maison d'édition numérique en compte "200 ou 250", de 0,99 euro à 2,99 euros, dont Rabelais, "recopié à la main sur mon Atari 1040 d'après les fac-similés des éditions originales de la BNF", explique François Bon, un des pionniers de la numérisation des classiques. "Il y avait deux réseaux contributifs bénévoles à l'époque, Athena et Abu, pas de site BNF ni de Wikisource ; j'ai recopié ainsi plusieurs textes à la main, les Poèmes en prose de Baudelaire, puis Une saison en enfer et Les illuminations ».
Depuis les Etats-Unis, Michael Hart avait auparavant lancé son projet Gutenberg, qui ne proposait alors que des classiques en anglais, depuis complétés par des contributions du monde entier, et notamment en français. L'esthétique du site est austère : Gutenberg.org se concentre sur l'accessibilité des fichiers, proposés dans près d'une dizaine de formats.
En français, la bibliothèque de référence est devenue Ebooks libres et gratuits (ELB), qui tient par la passion de son fondateur, Coolmicro selon son pseudonyme sur la Toile, Michel dans la vraie vie, fonctionnaire de son état, "mais qui travaille 40 à 45 heures", précise-t-il d'emblée au téléphone pour lever les soupçons de dilettantisme auxquels il est habitué. "J'ai commencé en 2003, avec mon premier smartphone, et le groupe s'est progressivement structuré autour d'un noyau de 3 à 4 contributeurs très impliqués et un nombre variable de correcteurs et relecteurs, de 30 à 100 personnes, dont beaucoup sont au Canada", explique le fondateur d'Ebooks gratuits.com. Passionné de littérature populaire et grand amateur de romans russes, ses goûts se lisent parmi les quelque 1 700 ePub du site.
ELB est devenu un point de regroupement pour d'autres contributeurs, dont Efélé, qui propose des réimpressions sur son propre site, ou encore la Bibliothèque électronique du Québec, où la propriété littéraire est de cinquante ans, ce qui pose parfois des problèmes avec les soixante-dix ans de la loi française. "Nous sommes un des rares sites gratuits à avoir mis un filtre géographique", indique Michel, qui ne cache pas son incompréhension devant l'agressivité de certains éditeurs. "Nous sommes vigilants, mais il peut nous arriver de faire des erreurs. Nous ne prenons pas de publicité, j'y suis totalement opposé, et tous nos fichiers sont repris gratuitement sur Amazon, Decitre, la Fnac, Feedbooks, etc.", ajoute-t-il.
BIENTÔT 14000 EBOOKS À LA BNF
A côté de ces initiatives spontanées, le premier des projets publics est porté par la BNF, plus lente à réagir, mais plus puissante dans la durée. Dans Gallica, les quelque 160 ebooks au format ePub seront progressivement complétés par 14 000 titres à partir de l'an prochain, provenant du troisième programme de numérisation de 70 000 ouvrages étalé sur trois ans. Un autre projet est en cours de finalisation, dans le cadre de l'appel à partenariat lancé en juillet 2011. Cofinancé par des prêts Investissements d'avenir avancés par la Caisse des dépôts et du sponsoring privé, il prévoit la numérisation, puis la diffusion gratuite, de 40 000 oeuvres du domaine public, du XVIIe siècle à 1940, selon ses deux concepteurs, Xavier Maurin et Bernard Prost. Une première maquette d'une vingtaine d'ePub est consultable sur Ilivri.com. C'est plus propre, mais aussi plus limité que le grand déballage de Google ebooks, où commence à se trouver une offre abondante d'ePub et non plus de fac-similés peu exploitables. Et le moteur de recherche est également derrière Numelyo, la bibliothèque numérique de Lyon tout juste ouverte (voir p. 58).