Les seniors lisent en moyenne 23 livres par an et sont attachés au livre physique, selon l'étude « Les Français et la lecture » réalisée par Ipsos pour le Centre national du livre (CNL) en 2017. Sur le papier, les personnes âgées de 50 ans et plus - tels que sont définis les seniors par le consultant Jean-Paul Tréguer dans l'ouvrage de référence Le senior marketing : vendre et communiquer aux générations de plus de 50 ans (Dunod, 1994) - sont des lecteurs idéaux. Et particulièrement pour les livres pratiques, d'art de vivre et de loisirs créatifs puisque ce sont eux qui en ont principalement porté l'essor entre 2015 et 2017, à en croire l'étude du CNL.
Par ailleurs, les préoccupations des quinquagénaires et plus sont en adéquation parfaite avec le lectorat de livres de santé et bien-être puisqu'ils « agissent clairement dans une perspective de vivre le plus longtemps possible et le plus en meilleure santé possible », d'où une « soif de contrôle » sur leur santé et leur environnement, souligne une étude sur les « aspirants centenaires » publiée en avril 2018 par l'offre de santé Healthwork.
Production en pointillé
Pourtant la production d'ouvrages de santé et bien-être dédiés aux seniors demeure lacunaire. Une grande majorité d'éditeurs ne programme qu'une ou deux nouveautés par an pour ce lectorat spécifique. C'est notamment le cas d'Eyrolles qui éditera 60 ans, un nouveau cap de Sylvain Grevedon (7 mars) dans lequel l'auteur donne des conseils pour préparer ou aborder la retraite dans un état d'esprit optimiste et constructif. Solar se contentera de réimprimer Les papys qui font boom du professeur Gilles Berrut, paru en février 2018, qui propose notamment une définition du concept du « bien-vieillir ».
« Ce n'est pas une thématique très porteuse. La société renvoie une image de jeunesse absolue dans laquelle la lenteur et la douleur n'existent pas », estime Suyapa Hammje, directrice éditoriale de Solar. Difficile, dans ce cas, de faire figurer les mots « senior » ou « personne âgée » et d'afficher rides et cheveux blancs sur la couverture d'un livre. De plus, les seniors « n'ont pas envie qu'on leur rappelle leur âge », considère Christel Durantin, directrice éditoriale de Tournez la page. Entre 2011 et 2014, la maison a proposé treize ouvrages aux personnes de 55 ans et plus dans sa collection « Deuxième vie », comme Manuel de survie pour être belle à tout âge (2011), L'informatique et Internet pour les seniors (2011, mis à jour en septembre 2018). Si la plupart des titres sont toujours disponibles à la vente, Tournez la page ne propose désormais plus de nouveautés.
Christel Durantin n'a « aucun doute » sur le fait qu'il existe là un marché, mais elle observe que « le secteur n'est pas très bien développé ». En cause, un manque de visibilité en librairie pour ce segment de niche et des rendez-vous souvent manqués avec la cible. « Nous vendions surtout nos livres aux enfants et petits-enfants de ceux qu'on ciblait. Et ce sont des ouvrages qu'il est compliqué d'acheter et d'offrir », analyse-t-elle.Pour Suyapa Hammje également : « Les personnes âgées qui achètent des livres "seniors" pour eux ne sont pas si nombreuses. L'acte d'achat est difficile. »
Pourtant, quelques rares éditeurs tentent le pari de s'adresser explicitement aux personnes de plus de 50 ans, comme Odile Jacob qui a publié une quinzaine de titres clairement identifiés « Seniors » comme Le nouveau guide du bien vieillir du docteur Olivier de Ladoucette (2011), vendu à près de 6 500 exemplaires, ou encore Bien vieillir, c'est possible, je l'ai fait ! du professeur Gilbert Lagrue (2013), écoulé à 8 000 exemplaires grand format et format poche confondus.
« Le centre d'intérêt fait le livre. Tous les sujets peuvent donc intéresser les seniors, à l'exception de la psychologie », affirme Gabrielle Tromelin, directrice de la maison familiale du Dauphin. Elle ne s'est donc pas privée d'inaugurer, en 2004, sa collection « Anti-âge » avec Au diable la vieillesse ! du docteur Jean-Pierre Willem. La collection, qui sera davantage mise en avant dans le catalogue restructuré au cours de l'année 2019, propose d'autres titres comme Je veux être un jeune centenaire ! (2013) du même docteur Jean-Pierre Willem, Les clés du bien-vieillir de Léon Ouaknine ou encore Les seniors et le sexe : ce n'est pas parce qu'on a 70 ans qu'il faut se contenter d'une infusion... d'Inès Peyret. S'ils n'enregistrent pas de ventes spectaculaires, ces titres « marchent bien » et deviennent « des ouvrages de fond », selon Gabrielle Tromelin qui compte les réimprimer cette année.
La santé d'abord
A défaut d'étiqueter leurs ouvrages avec un label « Seniors », Leduc.s et Jouvence cherchent à apporter, avec des long-sellers destinés à une cible de niche, des solutions concrètes aux problèmes de santé rencontrés par les personnes âgées comme « les inflammations, la douleur, le diabète et le cholestérol », détaille Karine Bailly de Robien, directrice éditoriale de Leduc.s. Au rayon diabète, la maison a notamment publié 8 semaines pour en finir avec le diabète sans médicaments de Michael Mosley (2017), ou encore 500 recettes antidiabète et Ma bible de l'alimentation antidiabète, tous rédigés par le docteur Pierre Nys en 2015 et 2017. Leduc.s cherche également à proposer aux « seniors qui ont un traitement médicamenteux » des alternatives naturelles. C'est le cas avec la collection « Mes 1 000 ordonnances » ou avec des ouvrages comme Le guide des antidouleurs naturels (22 janvier) du docteur Yann Rougier et de Marie Borrel. Cette dernière est également l'auteure de Soulager l'arthrose sans médicaments (2015) vendu à 8 000 exemplaires. Après Soulagez vous-même vos douleurs avec l'ostéopathie (2017), Karine Bailly de Robien éditera le 26 février Soulagez vous-même vos douleurs avec l'auriculothérapie de Laurent Turlin, qui adopte une approche de soin grâce aux points d'acupression de l'oreille.
Pour Jacques Maire, fondateur de Jouvence, chacun « peut devenir senior à n'importe quel âge. Les seniors sont des personnes qui ne sont plus dans la performance mais dans le bien-être et qui comprennent que l'âge commence à compter ». L'éditeur apporte notamment des solutions pour mieux vivre les problèmes d'en bas avec Ménopause, andropause : stratégies naturopathiques pour être en harmonie avec son âge de Daniel Kieffer et La fonction érectile : guide de dépannage d'Iv Psalti, tous deux publiés en 2015. Pour les trois millions de Français touchés directement ou indirectement par la maladie d'Alzheimer, Jouvence a également édité, en 2016, Alzheimer, gardez le contact ! de Sylviane Morandi pour aider les malades et leurs proches à communiquer de manière adéquate. Jacques Maire n'oublie pas non plus « les personnes de 50-60 ans qui s'occupent de leurs parents » avec Etre proche-aidant, c'est apprendre à danser sous la pluie plutôt que d'attendre la fin de l'orage de Rosette Poletti (9 janvier), pour les valoriser et les aider à prendre du recul sans culpabiliser.
Créer un segment
Si la production éditoriale à destination des seniors reste marginale, ces derniers ne sont pas pour autant oubliés des éditeurs qui leur adressent des ouvrages « universels pour des âges variés », comme l'explique Yves Michel, fondateur du Souffle d'or. L'éditeur a notamment publié Les cinq sens de la vie relationnelle (2010) et Etre vraiment là (2017) de Romola Sabourin, ou encore 121 astuces de sophrologie en incluant pleinement le « troisième âge » dans la cible de ces ouvrages.
De même, Aurélie Starckmann, directrice éditoriale du département pratique de Larousse, reconnaît que Mes exercices Gym mémoire et Mes exercices Gym cerveau édités en juin dernier « peuvent intéresser tout le monde », y compris des personnes âgées qui vivent dans « la crainte d'Alzheimer ». L'éditrice s'interroge sur l'utilité de créer un segment à destination des personnes âgées. « En voulant éditer un ouvrage identifié "senior", on prend le risque de se couper d'une partie plus jeune du lectorat. Il est plus facile de parler à tout le monde en touchant probablement cette cible », avertit-elle. Cette réflexion est partagée par Marie-Anne Jost-Kotik, directrice éditoriale chez First. Lors de foires professionnelles, l'éditrice a constaté une production éditoriale plus prolifique dans d'autres pays. Reste que, en France, Marie-Anne Jost-Kotik estime que, « hors du parenting, on condamne presque un livre s'il est trop ciblé et siglé senior ».
Le gros caractère à la cote
Depuis les années 1990, l'édition en gros caractères s'est développée, donnant aux publics empêchés accès aux best-sellers. Mais elle peine à trouver sa place en librairie.
La dégénérescence maculaire liée à l'âge touche environ 8 % de la -population française « mais sa fréquence augmente largement avec l'âge : elle touche 1 % des personnes de 50 à 55 ans, environ 10 % des 65-75 ans, et de 25 à 30 % des plus de 75 ans », précise l'Institut -national de la santé et de la recherche médicale. Pour ces personnes, lire devient difficile.
Bibliothécaire volontaire dans une clinique gériatrique à Versailles depuis trente-neuf ans, Lina Saporta est depuis longtemps en contact direct avec ces personnes présentant un trouble visuel. Alors qu'« à l'époque il n'y avait pas assez de livres en gros caractères », elle fonde Feryane en 1991 pour répondre à leurs besoins.
Dans son sillage, l'offre de livres adaptés s'est développée. De nouvelles maisons sont nées comme A vue d'œil, les éditions Retrouvées, Voir de près, Libra Diffusio ou encore La Loupe, permettant de proposer une offre plus large. Leur essor a permis une « mutation du lectorat, analyse Grégory Chaquin, éditeur chez Libra Diffusio. Les grands caractères touchent bien sûr les seniors avec ou sans handicap, mais aussi les quadragénaires dont les yeux sont fatigués et qui recherchent une lecture confort. » Sans oublier l'ensemble des lecteurs malvoyants. « Les grands caractères et les seniors sont deux univers qui ne se chevauchent pas complètement », résume Cécile Saporta, aujourd'hui directrice de Feryane.
Une riche variété
Si le lectorat s'est élargi, les éditeurs de livres adaptés n'ont pas modifié leur ligne car, ils en sont convaincus, « les lectures des seniors sont plus variées que ce que l'on peut imaginer : ils lisent de tout », assure Cécile Saporta.
« Les seniors sont inclus de facto dans nos catalogues mais je ne pense pas ma production éditoriale en fonction des catégories de personnes », souligne Agnès Binsztok, qui a repris A vue d'œil, il y a deux ans. Elle entend satisfaire tous les appétits littéraires et proposer un « nectar de lectures », l'éditrice a en parallèle fondé Voir de près en septembre 2017 pour éditer des titres comme Vernon Subutex de Virginie Despentes (Grasset), Le malheur du bas d'Inès Bayard (Albin Michel) ou La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (Les Arènes).
Une ambition poursuivie par Feryane qui souhaite « offrir un éventail assez large de la production éditoriale française » avec Là où les chiens aboient par la queue d'Estelle Sarah-Bulle (Liana Levi) ou la saga L'amie prodigieuse d'Elena Ferrante (Gallimard). Chez Libra Diffusio, les lecteurs ont notamment le choix entre les romans de Guillaume Musso, Gilles Legardinier ou Agnès Martin-Lugand, quand La Loupe propose Un hosanna sans fin de Jean d'Ormesson (Héloïse d'Ormesson) ou Ma vie de Bacha Posh de Nadia Hashimi (Castelmore).
Au sein de son catalogue, Alban du Cosquer, fondateur de La Loupe, publie également des inédits, « une quarantaine de livres pratiques sur l'alimentation et la santé qui visent spécifiquement les seniors ». Bien que ces ouvrages enregistrent « de toutes petites ventes », entre 100 ou 200 exemplaires, l'éditeur y « tient beaucoup » et ne compte pas renoncer à les publier.
Si l'édition de livres adaptés « marche bien », les temps sont tout de même « difficiles », admet Alban du Cosquer. Principalement disponibles en bibliothèque, ces ouvrages peinent à entrer dans les rayons des libraires. En cause : un manque de place pour ranger ces ouvrages plus volumineux que les autres, une mauvaise image des livres adaptés souvent assimilés à la vieillesse ou au handicap, et une rotation pas assez rapide en rayon. Pourtant, selon Grégory Chaquin, une visibilité accrue en librairie « pourrait être un relais de croissance et permettre d'attirer une nouvelle population de lecteurs qui ne vont plus acheter de livres ».