Ils ont pour noms Cécile Boyer, Guillaume Chauchat, Marion Fayolle, Jérémie Fischer, Roxane Lumeret, Léon Maret, Mayumi Otero, Margaux Othats, Adrien Parlange, Charline Picard, Anne-Margot Ramstein, Simon Roussin, Raphaël Urwiller… Depuis deux ou trois ans, une nouvelle génération d’illustrateurs émerge, démontrant ainsi la grande créativité et la capacité à se renouveler du secteur jeunesse.
"Ce qui se passe en ce moment à Strasbourg est historique, aussi important que ce qui s’est passé au Bauhaus ou rue d’Ulm en son temps", déclare Julien Magnani, fondateur des éditions du même nom (voir page 58), s’appuyant sur l’exposition jusqu’au 10 avril au musée Tomi-Ungerer de Strasbourg, "Fit to print, illustrations de presse de Strasbourg au New York Times". L’accrochage montre 120 dessins parus depuis 2011 dans la rubrique "Opinion" du célèbre journal américain signés de 17 artistes issus de la Haute école des arts du Rhin (HEAR), née de la fusion des "Arts déco" de Strasbourg et de l’Ecole supérieure d’art de Mulhouse). Autre preuve de son rayonnement, d’anciens étudiants ont fondé l’association Central Vapeur qui organise aussi son festival qui s’est tenu du 9 au 20 mars cette année. Les professionnels sont unanimes : l’HEAR de Strasbourg a supplanté les autres écoles. Autrefois le fief de Claude Lapointe, elle est désormais aux mains de Guillaume Dégé qui dirige le secteur illustration, "formant les étudiants à devenir des auteurs, plutôt que des illustrateurs susceptibles uniquement de répondre à des commandes". "Ils ont à leur disposition à la fois une équipe pédagogique de haut niveau et des conditions humaines et matérielles, avec notamment un atelier de sérigraphie, un de reliure, qui leur permet à la fois de s’épanouir et de se tester", ajoute Julien Magnani. D’autres écoles forment aussi les illustrateurs, designers et graphistes que l’on voit ensuite arriver dans l’édition pour la jeunesse. Les éditeurs ne s’y trompent pas, participent aux jurys de fin d’études et se précipitent aux journées portes ouvertes des Arts décoratifs de Paris, de Penninghen, d’Emile-Cohl, de l’école de Condé ou Estienne. "Nos étudiants cherchent à retrouver l’imaginaire de l’enfance, le plaisir du conte, explique François Vié, qui dirige avec Isabelle Gibert la section illustration de l’école de Condé. Ils ont la capacité extraordinaire de retrouver le climat des histoires, dans ce qu’elles ont de merveilleux, d’extrême, d’effrayant parfois. L’école est là pour libérer cette part d’imaginaire et les accompagner."
Des auteurs complets
Albin Michel Jeunesse a bien repéré l’émergence d’une nouvelle génération et annoncera à Bologne la création d’un label, Trapèze, destiné à accueillir ces talents édités par Béatrice Vincent, dont les premiers titres paraîtront à l’automne. "Béatrice Vincent a une ligne éditoriale très forte et cohérente dans la création et l’innovation : il fallait qu’elle soit repérée et reconnue à l’étranger. Nous nous inscrivons dans les habitudes anglo-saxonnes qui font qu’on va chez un éditeur en sachant ce qu’on va chercher", commente Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse.
Leurs références sont parfois récentes (Benjamin Lacombe, Carll Cneut), souvent du côté de la bande dessinée (Anna Sommer, Cyril Pedrosa, Marion Fayolle, Aude Picault), l’édition expérimentale (Icinori, le duo Raphaël Urwiller-Mayumi Otero) et les artistes représentés par l’agence Illustrissimo fondée par Michel Lagarde. Mais ils montrent un réel intérêt pour le livre jeunesse. "Ils ont d’emblée l’envie de s’adresser à un public jeune et à un public adulte qui sait partager avec l’enfant, comme BlexBolex et Parlange le revendiquent", précise Béatrice Vincent. Le tout dans la plus grande liberté, sans se soucier forcément des impératifs commerciaux.
En quoi diffèrent-ils de leurs aînés ? "Ils sont très autonomes, tout de suite professionnels. Ils créent leurs maisons d’édition, leurs galeries, leurs événements. Ils travaillent beaucoup en collectifs, en associations, en ateliers et souhaitent de moins en moins rester isolés", raconte l’auteure-illustratrice Géraldine Alibeu, membre du jury qui a sélectionné les douze auteurs et illustrateurs que la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse emmène à la Foire de Bologne. "Ils vont plus loin dans leur projet. Ils allient le dessin le plus étonnant et une narration solide", commente Béatrice Vincent. "Ce sont des auteurs complets, qui se posent la question du livre, pensent l’objet", souligne Brigitte Morel (Les Grandes Personnes).
"Les étudiants vont spontanément vers l’illustration parce qu’ils pensent qu’ils peuvent éviter l’ordinateur. Nous les encourageons à développer leur univers personnel, nous les faisons travailler sur ce qu’ils ont à raconter, et on voit ensuite ensemble tous les outils dont ils peuvent avoir besoin. La technique dépend de ce qu’ils ont à dire", commente François Vié de l’école de Condé. "Des auteurs comme BlexBolex ont fait bouger les lignes. Il a donné envie aux jeunes illustrateurs de repenser l’album, de repenser les systèmes de narration, de travailler sur les dispositifs", renchérit Béatrice Vincent. On assiste donc à une grande variété d’approches. "Simon Roussin travaille au feutre, Marion Fayolle utilise une technique mixte, Jérémie Fischer, la sérigraphie et des aplats", confirme Brigitte Morel, qui publie aussi les premiers livres de graphistes comme Emma Giuliani ou Marie Poirier en mai, avec de la gravure sur bois. Même si l’ordinateur intervient parfois au cours du travail. A l’inverse, Roxane Lumeret travaille à la gouache et à l’encre et fait elle-même ses lettrages au pinceau. "Ces illustrateurs développent une ingéniosité peu commune, utilisent des techniques intéressantes et réalisent des objets très soignés, utilisant l’imprimante Riso (à jet d’encre à froid), la sérigraphie, le gaufrage. Ils osent tout", commente Chamo de L’Articho, qui rappelle que "Icinori a un atelier de sérigraphie, fait de l’embauchage…". D’autres avouent une passion pour l’impression en tons directs avec les couleurs Pantone, "qui permettent d’obtenir des à-plats plus forts et des tons fluo".
Plaisir à dessiner
"On est sorti des années où l’outil numérique imposait ses lois et des illustrations en à-plat qu’on a beaucoup vues. Certains illustrateurs associent le crayon et les textures, cela fait du bien", souligne Marie-Odile Fordacq chez Tourbillon, qui cite Charlotte des Ligneris et "son simple trait au noir sur lequel les couleurs viennent en débord", ou Sarah Andreacchio avec laquelle elle prépare Archi-bloc pour la fin d’année. "Mais le graphisme épuré d’un Xavier Deneux, qui relève d’un design encore plus élégant, reste unique", ajoute-t-elle. Pour Sophie Giraud, fondatrice d’Hélium, "on revient à une patte très picturale, à quelque chose de moins graphique mais de très sensible et assez raffiné. C’est une génération qui prend plaisir à dessiner et à peindre, retrouve le goût pour les originaux qui avaient quasiment disparu". Elle a publié en 2015 Carson Ellis et annonce la Polonaise Maria Deck pour 2016. "On est revenu au dessin, au crayonné, au noir et blanc qui donne un petit côté vintage", raconte Kamy Pakdel, directeur de création d’Actes Sud Junior. "Il y a un mélange des styles, parfois jusqu’à l’ambiguïté. Quelqu’un comme Vincent Mahé, qui a illustré Demain, a un style étonnant, à la fois rétro avec une sobriété japonisante, comme un regard sur le passé avec quelque chose de très contemporain", note-t-il encore. "Malgré des outils différents, on voit un esprit des années 1960 allié à la modernité de ces jeunes", confirme l’auteur-illustrateur Grégoire Solotareff, éditeur de "Loulou & Cie", qui a publié Giulia Bruel en 2014 et Jeanne Boyer en 2015.
C’est aussi une génération proche de la bande dessinée, dont elle est parfois issue, et des fanzines. "On assiste à un décloisonnement. Les artistes de l’underground et des fanzines s’intéressent au livre pour la jeunesse", constate Yassine, de L’Articho. Pour Béatrice Vincent, Jim Curious de Matthias Picard (éditions 2024) est "typique de cette génération, qui a la double culture, bande dessinée et illustration, floutant la frontière entre les deux, mais réalisant un travail remarquable d’illustrateur". Elle publiera d’ailleurs en octobre le premier album d’un auteur de fanzines, Bastien Contraire, qui "fait du pochoir pour de fausses planches naturalistes", déjà vendu à l’étranger, au Royaume-uni à Phaidon (17 000 exemplaires), en Italie et en Espagne. De son côté, Kamy Pakdel regarde du côté de la mode et a fait deux livres avec Jeanne Detallante (Paloma et le vaste monde, Pépite 2015 à Montreuil), qui n’avait jamais fait de livre pour la jeunesse mais travaillé pour Prada et Miu Miu. "On n’a pas les moyens du textile car les grandes marques sont en lien avec les écoles, et ont des scouts" souligne Frédéric Lavabre, fondateur de Sarbacane, qui publie le premier livre de la Franco-Suédoise Elo venue du textile. "Elo a travaillé sur l’objet avec des flaps souples à la fois très simples et très malins", raconte-t-il. Les illustrateurs peuvent aller faire des incursions dans le textile, le papier peint, les mugs, la presse, l’affichage… Certains ont travaillé pour les jeux Jekko. "Cela leur permet de gagner leur vie mais aussi d’enrichir leur travail pour le livre et de proposer des projets originaux", ajoute-t-il. "Certains illustrateurs ne font pas que de l’image et jouent de la musique. Delphine Perret réalise des fresques et des performances. D’autres des défis graphiques. Il y a un côté festif et le dessin sort du cadre de la galerie et du livre" raconte Valérie Cussaguet, fondatrice des Fourmis rouges. A cela, on peut ajouter les "boums" de L’Articho.
Singularité française
Mais cela reste un travail de longue haleine, qui demande parfois deux à trois ans de maturation. "Les illustrateurs avancent, reculent, doutent, paniquent… et Béatrice les accompagne, raconte Marion Jablonski. Certains comme Adrien Parlange sont très exigeants avec eux-mêmes et travaillent inlassablement jusqu’à obtenir ce qu’ils désirent. C’est un certain type d’édition qui relève à la fois d’un travail de création et du lien entre l’éditeur et son artiste." La directrice d’Albin Michel Jeunesse annonce pas plus de huit albums par an sous le label Trapèze, "pour focaliser sur ce travail éditorial remarquable". L’Articho fait venir son illustrateur de Bordeaux pendant une semaine pour l’aider à avancer son projet. Car ce travail pour consolider une école française peut payer. Pour Marie-Odile Fordacq, les éditeurs étrangers recherchent toujours la french touch, "des concepts, une singularité et une liberté plus grande que celle qu’ils trouvent dans les illustrations de leur pays", selon Béatrice Vincent. Les illustrateurs étrangers l’ont compris et travaillent parfois en direct avec les éditeurs français comme la Polonaise Maria Deck et le Japonais Michio Watanabe, édités par Sophie Giraud chez Hélium.
Les albums jeunesse en chiffres
Par amour de l’image
Portrait de six maisons d’édition innovantes qui portent le renouveau du graphisme dans l’édition jeunesse en France.
Meilleures ventes jeunesse : P’tit loup au top
Il n’y a pas de place dans le palmarès pour les albums de création qui font la réputation des éditeurs français à la Foire du livre de jeunesse de Bologne. Pour faire de bonnes ventes, il vaut mieux s’appuyer sur un personnage connu des enfants comme Le loup (9 titres classés), créé en 2009 par Orianne Lallemand et Elénore Thuillier, qui, avec la série dérivée P’tit loup pour les tout-petits (7 titres), se retrouve avec 16 titres dans le top 50 des albums jeunesse. T’choupi de Thierry Courtin résiste bien et occupe encore 11 places du palmarès. Héros des tout-petits, on les retrouve dans les mêmes situations - à Noël, à l’école, et… sur le pot -, destinées à les éduquer et à rassurer leurs parents. De leurs côtés, les Monsieur et Madame de Roger Hargreaves (5 titres), et leur drôle de caractère, ne se démodent pas.
Les livres liés à une licence comme La reine des neiges, issue du film Disney (6 titres) ou de la série animée Peppa, la petite cochonne (6 titres) toujours diffusée à la télévision, sont aussi assurés de réaliser de beaux scores. Arrivent aussi dans le Top 50 Les Minions (2 titres) et Le Petit Prince de Valérie Latour-Burney d’après Antoine de Saint-Exupéry (une mention), tous deux tirés du film d’animation sorti au cinéma en 2015. Tandis que LaPat’Patrouille et Sam le pompier accompagnent aussi tous les deux une série de dessins animés diffusés sur le petit écran. La force médiatique du cinéma et de la télévision joue toujours sur la librairie.