Île était une fois. Sur une île de la mer du Nord, un homme devenu capitaine a un jour construit une maison pour sa famille, dont la clôture n'a pas été taillée dans du bois mais dans un maxillaire de baleine. « De cette clôture d'os il ne reste pas grand-chose » quand s'ouvre le roman de la journaliste et écrivaine allemande Dörte Hansen : à peine « une rangée de chicots ébréchés, minés par les intempéries et envahis d'algues vertes ». Chez les Sander, on est marin de père en fils, mais voici que Ryckmer, l'aîné de la fratrie, a perdu sa licence de capitaine au long cours et que Henrik, le benjamin, n'a jamais senti l'appel du large. Désormais simple matelot, Ryckmer écume les bars bien plus que les flots. Avec sa barbe de pirate et le petit anneau d'or à son oreille, il fait encore tourner la tête aux femmes du continent mais ne parvient pas à berner sa mère qui, chaque soir, l'attend au port pour l'empêcher de s'enivrer. Quelque part en mer dit le quotidien d'une île tiraillée entre traditions et modernité, d'hommes qui ne veulent plus partir, de femmes lassées de les attendre. De touristes également, qui envahissent ou désertent les lieux au gré des saisons et de leurs états d'âme. Car « toutes les îles attirent les blessés de la vie, qui ont le corps et l'âme à vif. [...] La mer est censée panser leurs plaies et le vent souffler dessus jusqu'à ce que ça passe. »

Au fil des pages, des incidents viennent troubler le calme des îliens. Sur le livre d'or de l'église, des « lignes honteuses » ont été notées. « Petite vengeance pour vingt années passées à être femme de pasteur sur une île de la mer du Nord » soupçonne Matthias Lehmann. Sur le rivage, une baleine vient s'échouer. Depuis sa cabane sur pilotis, Jens Sander l'observe avec ses jumelles. Des années plus tôt, celui qui voulait vivre en ermite au milieu des oiseaux avait déserté son foyer, abandonnant derrière lui sa femme et ses enfants. Son aîné, Ryckmer, « lui ressemble comme deux gouttes d'eau ». « Bravement parti en mer comme les aïeux, et à quarante ans tombé très bas. »

Après deux romans salués outre-Rhin par la critique, Dörte Hansen examine à travers ce récit tissé de solitudes et de vents contraires le lien unissant les hommes à la mer, si souvent hostile mais nourricière, faiseuse de veuves, d'orphelins et de fortunes. Comme une vague, sa prose enfle, déferle et témoigne, à travers le destin de la famille Sander, des rigueurs d'une vie suspendue aux éléments. Un roman d'une poésie singulière, envoûtant tel le chant des sirènes.