Menstruosités. Il était surnommé Bible John. Jamais identifié, le serial killer de Glasgow viola et étrangla trois jeunes femmes à la fin des années 1960, mais pourrait s'être rendu coupable de nombreux autres homicides. Et s'il était revenu hanter la cité écossaise et les rives de ses lochs environnants ? En 1983 ? Personne n'envisage cette hypothèse, pourtant soulignée par un étrange point commun à toutes les victimes passées et présentes : chacune a ses règles au moment du meurtre. Un pourquoi est chuchoté au lecteur dès le premier chapitre. Mais personne ne fait le lien entre toutes ces agressions mortelles, sauf l'inspecteur Noah Scott Sherrington qui, à force de se convaincre des résurgences et de s'en approcher, s'y brûle les ailes. Il paie cher sa persévérance mais, étrangement, tutoyer la mort s'avère avoir du bon. S'en faire une amie semblerait vous en délivrer les clefs, voire expliquer les pulsions de ses pourvoyeurs. Guidé ainsi, par autant d'intuitions que de certitudes, Noah prend la mer et remonte la piste du tueur jusqu'à Bilbao. Le temps lui est compté. Et c'est à la fois contre le mal qui rôde, contre les maux qui le rongent et contre la montre qu'il court.
« Bilbao est Glasgow », lit-on, mais les similitudes des grandes citées portuaires s'arrêtent aux pans sordides de leurs quartiers poisseux. Et puis Bilbao est un peu Belfast aussi, rebelle et explosive, couvée par les ombres siamoises de l'ETA et de l'IRA qui passent en arrière-plan. Mais finalement, Bilbao n'est ni Glasgow ni Belfast et l'inspecteur s'y perd en conjectures comme en topographie. Ses sens malmenés par leur état d'extrême précarité arrivent néanmoins à le maintenir dans le sillage de Bible John. Loin de chez lui, loin d'être opérationnel, c'est à sa fonction de chasseur qu'il s'accroche. C'est elle qui le maintient à flot au beau milieu du tangage et de ses tourments. Nous soulignerons d'ailleurs le remarquable rythme narratif de Dolores Redondo, prompte à entraver Noah, toujours proche du but mais sans cesse repoussé par des inerties dignes de nos pires cauchemars, prompte à accélérer le tempo cardiaque dès qu'un espoir de conclusion émerge du hasard ou de la science forensique.
Peuplée de personnages secondaires solides, tels l'entreprenante Maite ou l'idéaliste Mikel, le docteur Elizondo ou l'attardé mais clairvoyant Rafa, la quête s'émaille de nombreuses digressions sur les thèmes de l'utopie et des différences. En parallèle, porté par une écriture capable d'aménager les zones d'ombre et de leur opposer le cartésianisme des traques, ponctué de douleurs et de crimes, un fil rouge se dessine entre les proies. À moins qu'il ne s'agisse d'un ruban rouge, celui de Lucy Cross, le vecteur des premiers troubles adolescents, le détonateur du déluge de haine. Et à propos de déluge, est-il prudent de rallier le Pays basque espagnol à l'approche de ce 26 août 1983 de triste mémoire ? Surtout lorsqu'on s'appelle Noah ou Noé ? Pour rappel, il est tombé sur la province de Biscaye ce jour-là plus de cinq cents litres d'eau par mètre carré en seulement vingt-quatre heures. De quoi doucher les meilleures volontés et convictions, mêmes écossaises.
L'autrice de la Trilogie du Baztán, de Tout cela je te le donnerai joliment adapté récemment par France Télévisions et de La face nord du cœur (Grand Prix des lectrices de Elle 2021) réussit là un autre roman dense et méandrique, de belle facture et à haut potentiel cinégénique.
En attendant le déluge
Gallimard
Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 21 € ; 560 p.
ISBN: 9782073018694