Les tragédies grecques sont bien rodées. Le héros ne se soumet pas à la volonté des dieux, il combat l'adversité, survit aux tribulations que lui jettent en travers de la route les immortels, il triomphe du destin, il est au sommet, puis badadoum ! c'est la chute, les dieux ont envoyé Némésis, la déesse de la vengeance qui punit tous ceux qui, par hubris, ont contrevenu au décret divin. La fatalité s'abat sur le héros. Le public antique, quand il se rendait au théâtre, le savait que ça allait mal se terminer. Qui ouvre un livre de Karine Tuil sait aussi à quoi s'en tenir, il tourne les pages au rythme vertigineux de l'intrigue avec l'intuition que le happy end n'est pas garanti. Son nouveau roman Les choses humaines ne fait pas exception.
Après L'insouciance (Gallimard, 2016), une passion adultère sur fond de guerre réelle et culturelle, Karine Tuil nous plonge ici dans la chute d'un homme et de sa famille, pris dans les rets d'un scandale sexuel. Jean Farel est le roi du journalisme politique. L'intervieweur du show médiatique « Grand Oral » est autant admiré que honni. D'aucuns le taxent de cynisme et supputent qu'il a des connivences avec le pouvoir, quel qu'il soit. Peu lui chaut : nul politicien qui souhaite réussir sa carrière ne peut faire l'impasse sur son émission. Les audiences sont bonnes, mais le directeur désire rajeunir l'antenne. La tête d'affiche n'entend pas se faire remplacer par un jeune bellâtre au sourire de loup. Lui-même a encore les dents bien pointues et porte beau (à savoir, pour son âge de potentiel retraité) : UV pour le teint, acide hyaluronique pour les rides, liposuccion du cou et du ventre, régime hyper strict... Jean Farel est un vieux beau. Il avait épousé vingt ans plus tôt Claire, de 27 ans sa cadette, devenue universitaire et essayiste, dont il a eu un fils, Alexandre, la prunelle de ses yeux. Côté privé, les choses vacillent : Claire l'a quitté pour un prof, de confession juive, marié à une femme ultra religieuse, mère de ses deux filles. Bravant les interdits, Claire et Adam emménagent ensemble. Farel ne retient pas Claire, lui demande seulement d'être présente à sa Légion d'honneur remise des mains du président de la République. Jean Farel, de son vrai nom John, fils d'une ancienne prostituée toxicomane, a bien pris sa revanche et n'a d'amour véritable que Françoise, une journaliste de son âge, qui travaille dans un grand quotidien. Elle a tenté de se suicider. Cela ne l'empêche pas de vouloir encore séduire.
A 70 ans, il vient de coucher avec une stagiaire très jeune, l'a-t-il forcée ? Elle est partie sans un mot. L'auteure deL'invention de nos vies(Grasset, 2013) nous aspire dans le vortex du drame en ourdissant une affaire d'agression sexuelle, mais ce n'est pas par Jean, comme on l'aurait cru, que le scandale arrive. Le récit se dédouble : c'est Alexandre, futur étudiant à Stanford, le fils de Jean et Claire, qu'on suit. Sur les conseils d'Adam, il invite Mila, l'aînée du compagnon de sa mère, à une soirée. Fête de jeunes qui boivent et se droguent et pratiquent un rite de passage imposant au bizuté de récupérer les dessous d'une fille qu'il aura « emballée ». Alexandre sort avec Mila fumer du shit, il l'embrasse, s'ensuit une fellation, voire plus...Il est défoncé mais n'oublie pas de subtiliser la petite culotte de Mila, il avoue à la jeune fille que ce qui s'est passé entre eux n'était qu'un bizutage. Alexandre a des remords. Mila va l'accuser de viol. Et la machine médiatico-judiciaire de broyer le mis en examen. Dans le contexte de l'affaire Weinstein et du mouvement #MeToo, Karine Tuil interroge par cette fiction implacable, en partie inspirée de l'affaire dite « de Stanford », le pouvoir des hommes mais aussi des médias, des groupes de pression, de l'opinion publique avide de sensations, et montre que la tragédie, c'est aussi l'oubli de la complexité.
Les choses humaines
Gallimard
Tirage: 45 000 ex.
Prix: 21 euros ; 352 p.
ISBN: 9782072729331