Crise

Devra-t-on fermer des bibliothèques ?

Médiathèque, Oise. - Photo Olivier Dion

Devra-t-on fermer des bibliothèques ?

Face à la baisse sans précédent des budgets des collectivités territoriales, les établissements de lecture publique adoptent une attitude pragmatique. Ces réductions affectent toute la chaîne du livre.

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Par Véronique Heurtematte,
Créé le 14.11.2014 à 00h32 ,
Mis à jour le 14.11.2014 à 09h56

Entre 2015 et 2017, la dotation de l’Etat aux collectivités territoriales va diminuer de 11 milliards d’euros, dont 3,65 milliards dès 2015. Cette décision crée une situation sans précédent : pour la première fois, les collectivités vont voir leur budget baisser de manière considérable. "C’est un choc très violent qui touche tout le monde, s’emporte Philippe Laurent, maire de Sceaux, dans les Hauts-de-Seine, vice-président de l’Association des maires de France et de la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture). Les communes vont devoir baisser leurs investissements ou toucher au niveau de service et, à terme, aux effectifs."

La nouvelle médiathèque de Bourg-la-Reine (vue d’architecte). "Nous avons eu de gros moyens pour notre nouvelle médiathèque qui ouvrira en janvier, explique son directeur Cyrille Lemaitre. Il me paraît normal de faire un effort en retour."- Photo ATELIER NOVEMBRE/VILLE DE BOURG-LA-REINE

Dans ce contexte de crise, la culture et les bibliothèques sont-elles plus touchées que les autres secteurs ? Les premiers indicateurs recueillis sont contrastés : si un sondage de l’Association des petites villes de France montre que la culture, qui n’inclut pas les bibliothèques selon la nomenclature utilisée, arrive en tête des secteurs qui seront touchés par les baisses de budget (voir ci-contre), les premiers résultats d’une enquête de la Fnadac (Fédération nationale des associations de directeurs d’affaires culturelles) indique que ce domaine ne sera pas plus visé que les autres. "Les bibliothèques sont plutôt préservées car elles sont perçues comme un service de base, celui qui touche le plus grand nombre de personnes sur un territoire", explique Véronique Balbo-Bonneval, présidente de la Fnadac. Ce que confirme de son côté le sociologue Emmanuel Négrier (voir p. 18).

Des baisses de 10 à 20 %

Les bibliothèques vont devoir absorber dès 2015 des baisses de budget souvent comprises entre 10 et 20 %, mais parfois beaucoup plus. Parmi les professionnels, on évoque le cas extrême de cette bibliothèque d’une petite ville de moins de 10 000 habitants qui a vu son budget diminuer de moitié. "C’est une crise qui va durer et les budgets vont continuer à baisser, prédit Anne Verneuil, présidente de l’Association des bibliothécaires de France (ABF). Il nous est devenu plus que jamais nécessaire de reformuler notre offre, au sein de laquelle les collections restent importantes mais ne sont plus le seul centre névralgique, et d’établir des priorités."

Rassurer les financeurs

La réaction pragmatique et positive de la présidente de l’ABF semble prévaloir au sein de la profession, consciente que les bibliothèques ne sont pas spécialement visées, et qu’elles doivent participer à l’effort, au même titre que les autres services municipaux. A La Seyne-sur-Mer, dans le Var, le réseau des bibliothèques a dû faire face à une réduction de près de 20 % de son budget en 2014. L’équipe réagit en réduisant les dépenses mais aussi en réfléchissant à la manière d’engranger des recettes. "Il faut rassurer les financeurs en leur montrant que nous avons une gestion dynamique de notre budget, qui intègre des recettes, explique Julien Barlier, directeur des bibliothèques de La Seyne-sur-Mer. Aujourd’hui, notre interlocuteur n’est plus l’élu à la culture mais le directeur financier. Il est plus facile de demander à sécuriser le budget des acquisitions quand on montre qu’on est capable de faire des économies par ailleurs." Tout est passé au crible : les bibliothèques seynoises font des économies sur la consommation d’eau, d’électricité, de papier et créent des sources de revenus. La grande braderie de livres organisée en octobre a rapporté 4 000 euros. Le relèvement de la cotisation annuelle de 5 à 10 euros est également envisagé.

A Bourg-la-Reine, dans les Hauts-de-Seine, le directeur de la bibliothèque, qui a de lui-même proposé à sa tutelle de réduire son budget, tient un discours semblable : "Nous avons eu de gros moyens pour notre nouvelle médiathèque qui ouvrira en janvier. Il me paraît normal de faire un effort en retour, explique Cyril Lemaitre. Il faut que les bibliothèques acceptent d’être évaluées, intègrent des démarches visant à plus d’efficience et adoptent undiscours plus administratif que bibliothéconomique. C’est indispensable pour être mieux inséré dans les politiques territoriales."

Système D

Les établissements en sont réduits à de véritables exercices d’équilibriste pour répartir la baisse entre les différents postes de dépense, sans compromettre l’ensemble de l’édifice. Certains se montrent parfois très créatifs pour trouver des solutions alternatives. "Il y a des lignes budgétaires sur lesquelles on n’a aucune marge de manœuvre, comme la maintenance ou la surveillance", explique la directrice du réseau de lecture publique d’une grosse agglomération de communes dans l’est de la France. Ici, le budget d’acquisition va baisser de 15 % et celui des animations, de 21 %. Comme dans beaucoup d’autres bibliothèques, les revues sont la première cible des baisses, une centaine de titres sur 700 seront supprimés. Les acquisitions de livres restent le service à préserver à tout prix. "C’est là que les gens nous attendent, rappelle Julien Barlier. Ils veulent des nouveautés. Des collections défraîchies, c’est tue-l’amour." Dans la bibliothèque privée de la moitié de son budget évoquée plus haut, qui a dû suspendre ses acquisitions, les lecteurs se sont vite rendu compte de la baisse de qualité de l’offre. La réaction ne s’est pas fait attendre : ils ont déserté les lieux pour la bibliothèque de la ville voisine. Les achats sont adaptés au nouveau contexte : on achète moins d’exemplaires d’un même titre, on favorise le format poche, on renonce à la plastification des ouvrages et plus encore à la reliure. "Cela ne sert à rien de faire des reliures faites pour durer cinquante ans sur des livres qui seront retirés descollectionsau bout de cinq ans", indique le directeur de la bibliothèque de La Seyne-sur-Mer.

Les animations, autre pilier de l’activité des bibliothèques, sont pensées différemment. "On diminue le nombre de spectacles et on se réoriente vers des actions participatives qui ne coûtent pas cher, comme les apéros autour des coups de cœur de lecture de nos usagers", raconte la directrice de la bibliothèque d’une petite ville bretonne, dont le budget, déjà sous contrainte depuis plusieurs années, baissera de 20 % en 2015. Ailleurs, on se met d’accord avec le libraire local ou la salle de spectacle de la ville voisine pour prévoir une session avec l’auteur invité ou le groupe programmé et mutualiser les frais. Cette réorientation n’est cependant pas sans incidence. "Si nous cessons de programmer des spectacles, cela aura un impact sur les artistes, qui perdront des revenus", alerte la directrice d’un réseau de bibliothèques champenois.

Fermer les moins actifs

La situation est donc critique. Pourrait-elle conduire à des fermetures de bibliothèques, comme c’est le cas dans plusieurs pays européens ? S’il est peu probable que la France connaisse une vague de fermetures massives comme en Grande-Bretagne, la question de supprimer certains petits établissements pour assurer la pérennité des autres se pose. La Ville de Paris s’y est déjà essayée à plusieurs reprises. Dans une agglomération au nord de la capitale, un directeur a pris la décision de fermer une petite annexe comptant seulement une trentaine d’inscrits pour réaffecter ailleurs les deux agents. "Quand on n’a plus assez d’argent pour faire fonctionner correctement les équipements, affirme Véronique Balbo-Bonneval, fermer les moins actifs au profit des plus dynamiques plutôt que de saupoudrer le budget est une option à considérer. Cela peut même être un acte militant indispensable à la survied’équipements de qualité." V. H.

"Les bibliothèques, c’est le minimum culturel vital"

Emmanuel Négrier- Photo L. JENNEPIN

Le sociologue Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS, analyse la position de la lecture publique dans l’évolution des politiques culturelles.

Emmanuel Négrier - La culture, en tant que secteur d’action publique, fait partie, pour l’essentiel, des compétences facultatives exercées par les pouvoirs publics. Même pour les bibliothèques, qui sont une obligation dans plusieurs pays pour les municipalités d’une certaine importance, comme en Espagne, c’est la règle du bon vouloir politique qui s’exerce. La culture est donc en effet menacée en période de restriction budgétaire, puisqu’elle contraint les pouvoirs publics - et singulièrement les collectivités territoriales - à privilégier les compétences obligatoires.

A l’intérieur du champ de la culture, les bibliothèques sont plutôt moins menacées que les autres secteurs. La raison est triple. Premièrement, c’est la dépense culturelle locale qui est la mieux subventionnée par l’Etat. Créer une nouvelle bibliothèque coûte donc beaucoup moins cher à une commune que d’ouvrir une école de musique, un musée ou un théâtre. En deuxième lieu, c’est un domaine que les élus locaux considèrent comme le minimum culturel vital. En troisième lieu, on peut considérer que la présence concrète et la pratique sociale de ces lieux les rendent incontournables, pour peu que les professionnels qui les animent fassent évoluer le service. Si les perspectives sont globalement peu réjouissantes pour la culture, elles sont moins dégradées pour la lecture publique.

Il ne faut pas idéaliser le caractère égalitaire des politiques menées par l’Etat pendant trente ans, avant que la crise ne s’installe. Mais la crise oblige les pouvoirs locaux à moins compter sur les sources fiscales et financières de l’Etat. Elle les conduit logiquement à compter davantage sur des moyens qui sont déjà présents sur leurs territoires. Or ceux-ci sont très inégalement dotés, et très inégalement contraints par les dépenses sociales, éducatives, d’aménagement territorial ou de reconversion économique. Il est donc logique qu’on parle de menace inégalitaire. Cependant, même dans un contexte de crise, qu’est-ce qui empêche l’Etat de se donner une mission de péréquation intelligente ? Rien. V. H.

Emmanuel Négrier est notamment l’auteur de La fin des cultures nationales (La Découverte, 2008).

88 M€ d’aides de l’Etat

Le principal dispositif d’aide financière de l’Etat pour les bibliothèques territoriales est le concours particulier, dotation provenant du transfert de certaines charges aux collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation. Il correspond à une enveloppe annuelle de 80 M€, un montant invariable depuis 2009 car fixé par la loi. La plus grande partie est répartie entre les 26 Drac (Directions régionales des affaires culturelles) en fonction de la population de la région, le ministère de la Culture gardant une enveloppe gérée directement au niveau national pour les grands projets, d’un montant qui ne peut excéder 15 % du budget total, soit 12 M€. Le concours particulier est une aide à l’investissement des collectivités territoriales pour leurs bibliothèques. Il peut subventionner des projets très variés : construction, modernisation, informatisation, numérisation, achat de mobilier.

Le ministère apporte également sa contribution en mettant à la disposition des bibliothèques territoriales classées 102 conservateurs d’Etat, ce qui représente un budget de 8 M€ par an. V. H.

Des librairies touchées par contrecoup

 

Affectées par les baisses de budget des bibliothèques, les librairies sont condamnées à garder le contact.

 

Les ventes aux bibliothèques représentent près de 10 % du marché du livre, et plus de 50 % des ventes aux collectivités, selon des sources concordantes. Des chiffres significatifs. Pourtant, selon leurs profils, les libraires ressentent diversement la baisse des budgets d’achat des bibliothèques.

Plus dépendantes de ces ventes que la moyenne de leurs confrères, les spécialisées jeunesse sont fortement concernées. Ainsi, Ariane Tapinos (Comptines, à Bordeaux) évoque une baisse sensible depuis deux ans, se traduisant notamment par une diminution du nombre d’exemplaires commandés d’un même titre. "Je crois aussi que si les bibliothécaires viennent moins en librairie, comme je le constate, c’est pour ne pas craquer et ne pas être tentés d’acheter !" Chez les généralistes, Isabelle Colin (Quai des mots, à Epinal) évoque aussi "une dégringolade". "Les budgets des bibliothèques ont été divisés par deux… et certains même par quatre, assure-t-elle. Alors que les sommes ne cessent de baisser, on nous demande d’être de plus en plus performants et de proposer des services supplémentaires. Cela finit par être démotivant."

Plus nuancé, Benoît Bougerol (La Maison du livre, à Rodez) observe surtout "un recul au niveau des bibliothèques rurales". Il précise : "C’est la somme des baisses de ces petits budgets que nous avons surtout ressentie. Le décrochage a été particulièrement sensible entre fin 2012 et début 2013." A l’inverse, peu touché par la diminution des budgets, ce qu’il attribue à une volonté régionale de garder une politique de lecture publique soutenue, Rémy Ehlinger (Coiffard, à Nantes) n’en constate pas moins une demande accrue de services, en particulier autour de la prise en charge d’animations : pour présenter la rentrée littéraire, faire venir des auteurs, accompagner les rencontres en bibliothèque par des ventes de livres… "C’est chronophage mais en même temps intéressant, car on noue de vrais partenariats et on montre notre dynamisme auprès du public des bibliothèques, souligne-t-il. C’est aussi pour ces dernières, qui ne peuvent pas utiliser de manière discriminante le critère de proximité, une manière de favoriser les acteurs locaux." Reste que certaines demandes de services apparaissent moins légitimes, comme la pose d’antivols ou de couvertures plastiques…

Concurrence

Dans ce contexte tendu, les libraires s’inquiètent surtout de la concurrence sur le marché des collectivités des grandes structures, capables de tout proposer… du moins sur le papier, comme la SFL, filiale de la Fnac, ou le libraire rhônalpin Decitre qui serait devenu, selon Renny Aupetit de la Générale du livre, le premier fournisseur de livres aux collectivités.

Le Syndicat de la librairie française (SLF) vient à ce propos de lancer un chantier de réflexion afin d’aider les libraires à mieux répondre aux appels d’offres mais aussi à sensibiliser les collectivités territoriales face aux enjeux que représentent les marchés publics pour certaines librairies locales.

Le moment est propice puisque en 2015 de nombreux contrats de bibliothèques de département et de région arrivent à échéance et doivent faire l’objet d’un renouvellement. Mais au-delà même du chiffre d’affaires qu’elles apportent, ces ventes sont aussi pour les libraires un moyen d’augmenter leurs achats auprès des éditeurs et par la suite d’améliorer leur remise globale et donc leur équilibre financier. Un enjeu majeur dans la profession. C. N.


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