C’est un livre qui nous vient d’un temps qui croyait avoir le temps. Cela peut aussi s’appeler la jeunesse. Celle d’une époque, les années 1980, d’un journal qui en fut l’une des émanations les plus élégantes, L’Autre Journal, d’un écrivain qui parvint, comme toute une génération sacrifiée avec lui, à le rester à jamais, Hervé Guibert.
En cet automne 2015, où ces échos-là semblent plus lointains que jamais, Gallimard publie le second volume des Articles intrépides de Guibert, consacré à l’ensemble de ses collaborations, écrites mais aussi photographiques, au regretté journal de Michel Butel, après celui consacré à ses articles du Monde. C’est une cure de jouvence et de beauté réunies.
De quoi s’agit-il ? D’enfance, d’enfance sous toutes ses formes, de l’esprit d’enfance d’abord ; et plus que d’innocence, d’une appréhension curieuse, rapide, du monde. Dans les pages de L’Autre Journal, Hervé Guibert baguenaude en liberté. Le voilà qui prend en photo un Michel Foucault en peignoir, qui capte un dernier rayon de soleil sur le visage de Dominique Sanda, qui interroge longuement Georges Chaulet, l’auteur de la série Fantômette (venu jusqu’à lui en cyclomoteur, une découpe en carton de son héroïne sous le bras) ou bien Peter Handke, qui rend visite au photographe Bernard Faucon, flirte avec Eugène Savitzkaya, s’enquiert d’un vieux monsieur trop chic qui joue de la scie musicale dans les couloirs du métro, publie une lettre de désamour que lui a envoyée Roland Barthes… Il y a aussi deux enfants songeurs et sérieux, l’un qui boursicote, l’autre qui dessine des robes et puis Tarkovski, Adjani, Welles, Jacques-Henri Lartigue comme autant de bons petits diables. Guibert s’intéresse à tous, se cache derrière chacun, Narcisse irrésistible qui serait le charme même. Cette histoire dure deux ans (durant lesquels, rappelle Michel Butel dans un savoureux entretien en tête de volume, Guibert et Duras, ses deux "stars" et divas, mettront une belle application à s’éviter et se détester…). Une petite éternité… Après, L’Autre Journal cessera de paraître, puis se transformera en hebdomadaire, mais Guibert ne s’y prêtera plus, ayant mieux à faire : mourir, écrire les grands livres qui en témoignent, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ou Le protocole compassionnel (Gallimard, 1990 et 1991). Les temps ont changé qui ne permettent plus l’expression insolente de cette liberté. En attendant, par la grâce d’un garçon voleur de feu et de beauté - que fascinaient identiquement les enfants et les vieillards, les crépuscules et les aubes -, la jeunesse et la vitesse s’en allèrent faire avec lui leur ultime tour de piste. Olivier Mony