Les adorateurs de l'Américaine Louise Erdrich risquent d'être un peu déroutés par ce dernier roman, le plus personnel de ses livres selon son éditeur Francis Geffard, qui en a déjà publié six dans sa collection "Terres d'Amérique". Loin des polyphonies indiennes des réserves du Dakota du Nord où la romancière a ses racines (Ojibwa par sa mère et Allemande par son père, avec également des ascendances françaises) et dont elle s'est fait l'intense écho, elle se focalise dans Le jeu des ombres sur une famille du Minnesota durant quelques mois de 2007 : le mari, Gil ; la femme, Irene ; leurs trois enfants, Florian, 14 ans, Riel, 11 ans, et Stoney, 6 ans.
Le mariage qui fut "iconique" prend salement l'eau. Irene veut divorcer mais Gil, confiant dans sa capacité à renverser le cours des choses, refuse de la laisser partir et, miné par la jalousie, lit en cachette le journal intime de sa femme où il pense trouver des preuves de trahison. Ils sont tous les deux des "sang-mêlé", élevés par des mères célibataires. Gil est un peintre célèbre dont le principal sujet est précisément sa femme qu'il a représentée sous toutes les coutures, à tous les âges de sa vie et dans tous les états, dans une série de portraits qui portent le nom de famille de son modèle, "America", suivi d'un numéro. Irene, de treize ans sa cadette, peine de son côté à terminer une thèse d'histoire sur l'artiste du XIXe siècle George Catlin, "le peintre des Indiens". Ce qui les lie - les origines indiennes, l'art, les enfants - est aussi ce qui les sépare et nourrit une guerre en corps-à-corps et à huis clos.
Au début du roman où alternent les versions d'Irene et la voix d'un narrateur omniscient, dont l'identité est révélée dans les dernières pages, l'épouse avoue qu'elle a décidé d'écrire un deuxième journal qu'elle cache dans le coffre d'une banque tout en continuant d'alimenter le premier laissé à la maison. Au carnet bleu, secret, sa vérité ; dans l'agenda rouge, une fiction qui sert à manipuler les sentiments du mari et à le torturer cruellement.
Tous piégés, les membres de cette famille en perdition se débattent dans une atmosphère de terreur larvée, de rancune rance, entre accès de violence, routine parfois douce et cessez-le-feu illusoires. Les parents, la mère surtout, trinquent. Les enfants boivent. Ce serait une classique et tragique faillite conjugale - le drame d'une femme qui s'est perdue d'avoir été trop regardée, dont l'âme a été aspirée par les yeux d'un homme qui ne soupçonne pas à quel point il la hait "tant il est obsédé par son désir de la reconquérir" - si Erdrich ne se servait de cet amour malade et dépendant, de cette histoire intime de violation, de dévoration, de dépossession, pour décliner les thèmes plus larges qui traversent ses autres livres : l'identité, la tribu, la mémoire.
Sujets que l'on peut retrouver, traités dans ce style réaliste et magique qui est la marque de fabrique de cette conteuse habitée, dans La décapotable rouge, qui réunit des nouvelles publiées dans différentes revues. Un deuxième recueil, Femme nue jouant Chopin, paraîtra à l'automne 2013.