Livres Hebdo : Vous ne cessez de revenir au grand dramaturge français dont nous avons fêté l’année dernière le 400e anniversaire de naissance. Votre devise, c’est Semper Molière, « Molière pour toujours » ?
Denis Podalydès : Je me demande tout le temps pourquoi j’y reviens, alors que tout va bien, Molière est toujours autant joué. Avec ce livre, j’ai voulu interroger mon profond attachement – quoiqu’il ne soit pas exclusif – à cet auteur. J’ai essayé de retrouver à travers ce lien très ancien qui s’est noué dès mes débuts une forme de justesse présente vis-à-vis de lui. Ne pas être dans le patrimonial, éviter le côté Molière éternel, Molière valeurs françaises, ne pas tomber dans la commémoration pesante, mais au contraire chercher à partager un goût vivant pour son théâtre
À vouloir défendre sempiternellement ce parangon de la comédie classique, n’avez-vous pas peur d’être traité de « réac » ?
Plutôt qu’attaqué, il pourrait être oublié. On le monte toujours mais moins. Disons qu’on le montre moins dans la diversité de son œuvre. Tartuffe, Le bourgeois gentilhomme, Le malade imaginaire… Ce qui est donné est le classique des classiques, cela tourne autour de trois ou quatre pièces, pas plus. Derrière ces textes célèbres, il y en a bien d’autres tout aussi grands. D’ailleurs, il s’agit de Molière… & Cie, comme je le précise dans le sous-titre de mon essai, ce sont Corneille et les autres classiques que menace l’oubli. Car, pour le coup, il existe une façon très rétrograde de lire et de représenter les auteurs du théâtre classique, une façon de les monumentaliser et créer ainsi la distance et l’ennui. Le pire pour Molière serait qu’on l’oublie par indifférence, seulement parce que c’est vieux.
Vous parlez de « matière Molière », qu’entendez-vous ?
Ce que j’appelle la matière Molière, c’est à la fois une langue et une matière de jeu – tout le jeu qui est contenu dans sa langue, son incroyable énergie. Molière, je l’ai constaté, quand on le donne à travailler à de jeunes acteurs qui peuvent parfaitement ignorer son œuvre, et qui n’ont pas plus de connaissance du théâtre classique, ça les allume ! Molière fait découvrir le moteur qu’ils sont eux-mêmes dans le jeu. Cette matière-là les enflamme. Pour quiconque veut faire du théâtre, Molière est un outil formidable pour se révéler à soi-même.
«Molière, c'est le contraire du conservatisme »
Vous rendez hommage à Molière mais aussi à ceux qui l’aiment, notamment Jacques Copeau, le créateur du théâtre du Vieux-Colombier.
Ce qui m’a marqué à la lecture des écrits de Copeau au début du XXe siècle, c’est qu’en rendant hommage à Molière pour le tricentenaire, il se rend compte que Molière, quoique largement diffusé dans la culture française, notamment à la Comédie-Française, est horriblement mal joué. Tout est envahi de décor inutile, la bourgeoise s’est endormie devant une sorte de culte stéréotypé de cet auteur-là, alors que Molière c’est le contraire du conservatisme. Dans ces pièces consacrées à la jeunesse, surtout les farces, les enfants s’opposent à leurs parents et cherchent à construire un autre monde. Copeau se sert de ce Molière subversif pour introduire la notion même de mise en scène, Molière devient alors un levier qui va permettre à toute une génération de jeunes acteurs entourant Copeau de transformer le théâtre, il n’y aura pas que Molière, c’est tout le répertoire classique qui, en France, en sera bouleversé. Dès la première saison au Vieux-Colombier en 1913, les deux grandes créations de Molière et de Shakespeare marqueront le renouveau du théâtre français.
Louis Jouvet est un autre admirateur de Molière que vous citez.
Dans ma jeunesse, avec Copeau, l’auteur du Comédien désincarné était une institution. J’ai aussi relu pour ce livre les notes sur le théâtre écrites par Jouvet alors qu’il était en tournée à l’autre bout du monde, en Amérique latine, à la suite de l’Occupation allemande. Jouvet craint que le théâtre qu’il aime disparaisse à son retour en France, alors il traque ce qui est pour lui fondamental au théâtre. Encore une fois, Molière est tout le temps là sans qu’il en parle forcément à chaque page. Ses textes sont consacrés aux plus petites impressions d’un acteur ou d’un metteur en scène, aux choses les plus menues du théâtre. Jouvet, l’homme de théâtre, y fait également le constat que le cinéma est train de changer la formation et le goût des acteurs. Les personnages de Molière surgissent sous l’analyse, tels des spectres hantant ces réflexions pleines d’angoisse sur le devenir du théâtre. Jouvet ne veut pas les laisser sur le carreau. Il y a quelque chose de très touchant là-dedans.
La fausse dévotion, la folie des grandeurs, l’avarice, la misanthropie… De Tartuffe à Harpagon, en passant Monsieur Jourdain ou Alceste, les personnages de Molière sont pourtant très actuels…
Oui, c’est moderne mais ce qui compte c’est l’énergie que le texte réveille chez les acteurs et les spectateurs. Pour ça il faut le jouer, le jeter sur scène (dans un décor futuriste, en banlieue… qu’importe). À moins d’être jouées, ces vérités sur la nature humaine que les personnages de Molière énoncent ne sont qu’un savoir abstrait. Ça passe par le jeu. S’il ne s’incarne pas, Molière ne profite pas au temps présent.
Denis Podalydès, En jouant, en écrivant : Molière & Cie, Seuil « La librairie du XXIe siècle », 164 p., 18,50 €, en librairie le 6 octobre.
Tournée de Denis Podalydès dans Tartuffe : Antibes du 14-20 novembre, Lorient 23-30 novembre, La Rochelle 4-9 décembre...
On le retrouvera également dans deux créations pour la Comédie-Française début 2024 dans Les fourberies de Scapin de Molière et Lucrèce Borgia de Victor Hugo.