Un conflit nucléaire a éclaté. Alerte atomique sur Barcelone, dans la capitale catalane déjà ravagée par les bombardements, c'est l'hécatombe. Le narrateur du Jardin des sept crépuscules de Miquel de Palol prend la fuite vers un refuge de haute montagne bâti par Pierre Gimellion, un vieil ami de la famille. Le contraste ne pourrait être plus grand entre le spectacle de désolation et de mort que le héros vient de quitter et cette ambiance de vie de château qu'il intègre. La demeure de l'amphitryon est faite de marbre et de bois précieux, peuplée de toiles de maîtres, entourée de jardins aux panoramas vertigineux. Ses hôtes partagent une table des plus raffinées, émaillée de badinages spirituels. Loin de la catastrophe qui touche le commun des mortels, ce cercle élégant échange des anecdotes pour chasser l'ennui. Le cadre de la magistrale trilogie de Miquel de Palol dont ce Phrixos le fou constitue le premier tome, est posé. Le protocole est clairement emprunté au Décaméron de Boccace, où dix jeunes gens fuyant la peste à Florence se rendent à la campagne et se distraient en se contant chaque journée des histoires. Mais c'est avec une ingéniosité toute postmoderne que le romancier et poète catalan, né en 1953, plonge ces exilés du désastre dans une atmosphère de suspense gothique et de dédales borgésiens. Plutôt qu'une ronde de fables grivoises, Palol nous sert un enchâssement de récits en miroir.
Lorsqu'il arrive au refuge, le narrateur reconnaît un de ses amis d'enfance, Simon, qui lui présente les invités. Parmi lesquels : un ex-diplomate et son épouse ; le célèbre économiste Andreas Rodin ; un « Anglo-Saxon automnal », Randolph Carter, et sa compagne Gertrudis, à l'expression douce-amère de la Vénus de Botticelli ; Emília, autre créature à la beauté fatale... Le premier récit de la journée est l'histoire de la banque Mir. A l'instar du roi Lear, Elies Mir entend abdiquer en faveur de l'un de ses trois vice-présidents. Il leur pose au préalable une question sur le sens de l'argent : le langage universel de l'harmonie planétaire, dixit Julian Flint ; selon Toni Colom, sans être une fin en soi, la voie du bonheur ; et, pour Alexis Cros, la preuve de l'expulsion du Paradis et le moindre des maux. Ce dernier fâche à mort le vieux banquier, mais comme dans le drame shakespearien l'apparent ingrat n'est pas le plus mauvais... Cette saga financière devient la souche d'arborescences narratives relatées par chacun des convives. Lluïsa Cros, fille d'Alexis et finalement héritière de la banque Mir, épouse le dauphin du clan ennemi, Robert Colom ; leurs enfants sont kidnappés ; et à la mort de Lluïsa, le mystère ne cesse de s'épaissir : l'un des exécuteurs testamentaires n'est connu que sous le signe ; il est question d'un joyau disparu... Si, dans ce labyrinthe de fictions, on a parfois le sentiment de perdre le fil d'Ariane de la progression, rien d'anormal. Il faut juste se laisser porter par l'ivresse d'une écriture tout en arabesques et goûter comme chez Musil ou du Côté de Guermantes ces apartés sur la vie et le monde qui font le sel de la vraie littérature.